LUCIEN FABRE 117 Cette synthèse du matériel et de l'intellectuel, on en peut surprendre parfois les éléments: par exemple, dans ces deux passages qui ont trait au sommeil: « Le sommeil possède son univers, ses géographies, ses géométries, ses calendriers, Il arrive qu'il nous reporte avant le déluge. Alors nous retrouvons une mystérieuse science de la mer. Nous nageons et nous croyons voler sans effort. » « Le sommeil n'est pas à nos ordres. C'est un poisson aveugle qui monte des profondeurs, un oiseau qui s’abat sur nous. Il sentait nager le poisson en cercle loin des limites. L'oiseau fermait ses ailes, se posait au bord de l'insomnie, tournait le cou, se lissait les plumes, piétinait, n'entrait pas. » Après cela il n’y aura plus à s'étonner si cette méthode naturelle si curieuse, ce don si original d'enchaîner l’image à l'abstraction, conduit fatalement à des prodiges. En voici un : « Germaine tirait sa fraîcheur du fumier. Elle s’en repaissait avec une gloutonnerie de rose, et, de même que la rose offre le spectacle d’une bouche profonde qui puise son parfum chez les morts, de même son rire, ses lèvres, ses joues, devaient leur éclat aux krachs de la Bourse » a Mais à quelles conclusions aboutit la mise en œuvre d'une telle richesse spirituelle?.... Il n’en est point d'explicitement formulée dans le Grand Ecart: Cocteau ne se mêle pas de thèses. Mais il n'est pas possible d'en douter: la représentation qu'il se donne de l'existence est nettement pessimiste. Nul n'a mieux discerné que lui les visages de l’envie, de l’hypocrisie, de la calomnie, la façon soudaine de mettre et de déposer le masque. Nul n’a mieux senti combien notre propre figure est incertaine où se mêlent les influences du passé oublié, du présent instable et même de l’avenir inconnu. Nul n’a mieux réalisé l'incertitude de nos chemins, le leurre du déterminisme et de la liberté. Et s’il ne s'en lamente pas c'est que, par un douloureux surcroît, il connaît la vanité des larmes et que pour vivre sur notre terre « il faut en suivre les modes. Or le cœur ne s'y porte plus. » Lucien FABRE.