LUCIEN FABRE
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Cette synthèse du matériel et de l'intellectuel, on en peut surprendre
parfois les éléments: par exemple, dans ces deux passages qui ont
trait au sommeil:
« Le sommeil possède son univers, ses géographies, ses géométries,
ses calendriers, Il arrive qu'il nous reporte avant le déluge. Alors nous
retrouvons une mystérieuse science de la mer. Nous nageons et nous
croyons voler sans effort. »
« Le sommeil n'est pas à nos ordres. C'est un poisson aveugle qui
monte des profondeurs, un oiseau qui s’abat sur nous. Il sentait nager
le poisson en cercle loin des limites. L'oiseau fermait ses ailes, se posait
au bord de l'insomnie, tournait le cou, se lissait les plumes, piétinait,
n'entrait pas. »
Après cela il n’y aura plus à s'étonner si cette méthode naturelle si
curieuse, ce don si original d'enchaîner l’image à l'abstraction, conduit
fatalement à des prodiges. En voici un :
« Germaine tirait sa fraîcheur du fumier. Elle s’en repaissait avec
une gloutonnerie de rose, et, de même que la rose offre le spectacle
d’une bouche profonde qui puise son parfum chez les morts, de même
son rire, ses lèvres, ses joues, devaient leur éclat aux krachs de la
Bourse »
a
Mais à quelles conclusions aboutit la mise en œuvre d'une telle
richesse spirituelle?.... Il n’en est point d'explicitement formulée dans
le Grand Ecart: Cocteau ne se mêle pas de thèses. Mais il n'est pas
possible d'en douter: la représentation qu'il se donne de l'existence
est nettement pessimiste. Nul n'a mieux discerné que lui les visages de
l’envie, de l’hypocrisie, de la calomnie, la façon soudaine de mettre et
de déposer le masque. Nul n’a mieux senti combien notre propre figure
est incertaine où se mêlent les influences du passé oublié, du présent
instable et même de l’avenir inconnu. Nul n’a mieux réalisé l'incertitude
de nos chemins, le leurre du déterminisme et de la liberté.
Et s’il ne s'en lamente pas c'est que, par un douloureux surcroît, il
connaît la vanité des larmes et que pour vivre sur notre terre « il faut
en suivre les modes. Or le cœur ne s'y porte plus. »
Lucien FABRE.