LE ROMAN 57 J'ai, à propos de ce roman, entendu prononcer le nom de Marcel Proust. Proust fut un tel maître de l’analyse que tout livre d'observation en profondeur, paraîtra pendant longtemps encore plus ou moins rele ver de lui. A vrai dire il n'y a aucune influence réelle de Proust sur le Diable au corpé, mais plutôt sur notre façon de juger les livres qu’on nous soumet, en nous obligeant à retrouver partout sa trace même là où elle n'est pas. Me suis-je trompé en y voyant plutôt les empreintes spirituelles de Dostoievski, d'André Gide ? Il est difficile de classer ce roman ‘dans la production contem poraine. Il diffère autant de la bonne que de la mauvaise. Il nê faut pas se laisser égarer par des définitions aujourd'hui suspectes ; tradition, classicisme. Il y a pourtant des familles de romans. Le Diable au corpd se rattache à celle où se sont déjà groupés : Daphnis et Chloé, la Princesse de Cleves, Adolphe. Beaucoup d'écrivains modernes donnent une importance prépondé rante au style par un tour brillant, original et un pittoresque qui se justifient dans la complication toute extérieure de la vie actuelle. Le Diable au corps s'écarte de cette manière ; ses [mérites sont ceux de l'équilibre, de la tenue, de la simplicité du ton. Tous les effets sont intériorisés. La façon de raconter s’efface. L'expression reste en deçà de l'idée, de l'émotion. Grâce à cette nudité, devant nous deviennent plus manifestes les états d’âme, les mobiles profonds et secrets de nos actes, tout le mécanisme intérieur de l’homme. Ce roman est en cela conforme à une certaine ordonnance traditionnelle. Le Diable au corps est composé avec une méthode et une clarté qui ne laissent rien à désirer et qui, par un mérite supplémentaire et singulier, ne s’installent pas en évidence. 11 est d'une écriture simple et nette où l’image peu fréquente ne vient qu'à bon escient, pour enrichir la forme, jamais pour l'alourdir. Il fallait, je crois, dans les Feuilles Libres où parut il y a un an le premier extrait du Diable au corpà, rendre un hommage consciencieux à ce roman, le plus personnel, un des mieux faits de la production récente, celui que je vois déjà bien à sa place et prêt pour l'avenir. Jacques POREL