MARCEL RAYAL 365 perse, recompose sans cesse le paysage, substitue le cep de vigne à l’olivier, épingle un épouvantail, l’ôte aussitôt, cherche à mettre en valeur la dentelle crépusculaire des Alpes. Plus que leur fuite oblique et distraite m’émeut la mosaïque tendre du maïs, disposée devant certains seuils de campagne, et je n’en franchirai jamais aucun. Un village s’annonce par une poussière moins dense, par des cravates plus serrées au cou des jeunes hommes. Cette ruse éventée, la route se retrouve entre les mêmes ormeaux, poudreuse et sans obstacle. Volupté de s’y perdre et de forcer l’allure. La vitesse qui s’accroît, c’est du lest dont mon esprit s’allège. A sentir fléchir les distances, mon cœur se vide. Mes bras ne tiennent plus à mon corps. L’air me porte. Ma notion du temps insensiblement se dévisse et tombe. Il y a une fuite dans les souvenirs ineffaçables. Pareilles à celles des sphériques, les cordes senti mentales, une à une, se rompent. Les noms domestiques s’envolent comme des chapeaux. Certains prénoms, toutefois, résistent, collent à la gratitude de mon épiderme. « Agnès » encore. A cette limite où le mirage de la vitesse s’égale à la myopie (le paysage a bougé, c’est à recommencer), les dernières conquêtes, les premières, se laissent sur prendre et dégonfler. L’idée de Dieu s’arrête de patiner sur les glaces métaphysiques. Mais le sommet de la vitesse atteint, le jeu change, les rapports se renversent. Ma machine se décharge du mouvement qui l’anime, le communique au paysage. Je suis immobile comme un général, et le panorama galope silencieusement à mes côtés. Quel joli tour d’illusionniste! La végétation défaillante du maïs, les funérailles du blé noir sur la route, toute la gloire friable de l’été accourt comme une limaille, se laisse prendre à mon gros aimant. La campagne se déballe sous mes yeux, et je ne choisis jamais rien. Captif d’un point mort, je sens la Terre qui tourne, mais le vertige est pour moi. Borgo Vercelli. Orfengo.