404
BLAISE CENDRARS
A la fermeture de la bibliothèque, sur les dix heures du soir, il sortit.
Il était fatigué et très faible. Pourtant, il se sentait heureux, la tête
remplie d’images, de mots et de pensées. Il marchait rapidement, en rasant
les murs; sous le bras, le porte-feuille bourré des précieuses notes et aux
doigts, la poussière merveilleuse des bouquins feuilletés. 11 ne songeait plus
à sa misère, accueillait, avec un bon sourire, sa pauvreté et c’est incon
sciemment qu’il traversait les rues. Des rythmes le secouaient. Il se mit à
siffler la (( Marche turque » de Mozart. Il entendait tous les timbres de
l’orchestre : l’éclat rauque des cuivres, le tintamarre scandé des cymbales
et des tambours, le strident du triangle, les grelots, tout le martelé
oriental de cette musique farouche et passionnée.
Il s’avançait lentement, khalife d’une Bagdad ensoleillée. Les trois
cents guerriers noirs l’entouraient, revêtus de leur cuirasse d’acier et le
cimeterre au poing. Les fers de leurs chevaux sonnaient sur les pavés.
Les rues étaient désertes; personne n’osait se trouver sur son passage et
affronter impunément son regard dur. Aux fenêtres pendaient des tapis
multiteints. Et une pluie de roses rouges tombait, continuelle...
Tout à coup, il s’arrêta; il avait dépassé, de quelques maisons, sa
porte. Quand il entra, le logis était sens dessus dessous. Des caisses et
des ballots étaient poussés devant les meubles bousculés. On y emballait
fiévreusement les hardes de la famille. La mère vint, les manches
retroussées et le corsage déboutonné autour du cou. Elle se jeta dans
ses bras et lui annonça, avec un grand flux de paroles, qu’ils partaient
tous le surlendemain, à la campagne. Puis elle le fit asseoir sur un tas
de paille et lui reprocha, avec mille câlineries, son absence, son mutisme
et sa manière de vivre. Il devait être malade, disait-elle, le grand air
de la campagne lui ferait du bien. Quand il reviendrait en ville, il serait
apte au travail. Il se laissait doucement violenter; on empaqueta ses
effets avec les autres.