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<p>Francis Picabia</p><p>par Marie de la Hire</p>
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<p>Francis Picabia</p>
DU MÊME AUTEUR<br/><br/>La Nièce de l'abbé Rozan, roman<br/><br/>(Librairie Universelle).......................... 3 fr. 50<br/><br/>Modèle Nu, roman<br/><br/>(Bibliothèque Indépendante)...................... 3 fr. 50<br/><br/>Le Drame du Pardon, roman<br/><br/>(Albin Michel)....................t . . ........2 fr.<br/><br/>Les Jardins du Soir, poèmes<br/><br/>(Bibliothèque indépendante)..................... 3 fr. 50<br/><br/>La Femme Française, son activité pendant la guerre<br/><br/>(Tallandier, éditeur)............................ 5 fr.<br/><br/>La Princesse Maroussia, une page de la vie russe en 1918<br/><br/>(Figuière et Cie)................................ 2 fr.<br/><br/>En préparation :<br/><br/>La Patrie des Reines, étude sur la nationalité de la Femme mariée<br/>à un étranger.<br/><br/>Les Crépuscules aux Jardins, poèmes.<br/><br/>Copyright by Marie de la Hire, 1920<br/>
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dam i : «r<br/><br/>ancis PICABIA<br/><br/>par MARIE DE LA HIRE<br/><br/>SE TROUVE A LA<br/>GALERIE LA CIBLE<br/><br/>i3, Rue Bonaparte, PARIS<br/>
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I<br/><br/>Francis Picabia est né le 22 janvier 1878, à Paris,<br/>d’une mère française, Marie Davanne, et d’un père espa-<br/>gnol, Martinez de Picabia, le descendant d’une grande<br/>famille acclimatée à la Havane et revenue en Andalousie.<br/>Le frère de celui-ci exerça longtemps les hautes fonctions<br/>d’alcade de Séville, ajoutant ainsi aux lettres de noblesse<br/>des aïeux dans l’ancienne capitale des Maures qui vit naître<br/>Velasquez, Murillo, les Herrera, Lope de Rueda, Rioja,<br/>Lista y Aragon. La peinture et les lettres dont s’enorgueil-<br/>lissent toujours le royaume des Ibères et le monde.<br/><br/>Un atavisme de famille et de race semblait prédestiner<br/>le jeune Picabia à cette carrière de peintre, la plus belle<br/>parmi celle des beaux-arts, et lui permit, avec un ancestral<br/><br/>5<br/>
raffinement d’éducation et de goût, de considérer, de voir<br/>la vie, la nature, l’air et la lumière, sous l’angle visuel qui<br/>reste l’apanage des artistes et que des génies inconnus<br/>ouvrent magiquement devant eux.<br/><br/>On nous dit que Francis Picabia fut un mauvais collé-<br/>gien, rebuté par les mathématiques, sans cesse attiré par<br/>cette vision de l’art qui tient les regards adolescents fixés<br/>vers l’idéal, idéal fabriqué pour lui d’azur dans les nuages,<br/>d’aubes et de crépuscules sur la campagne florissante, de<br/>reflets, de formes, de sensations traduites si magiquement<br/>par la couleur ou le crayon.<br/><br/>Si la grandeur de Séville impressionna l’enfant par la<br/>formidable influence de ses souvenirs d’art et d’architecture,<br/>l’imposante Cathédrale, l’Alcazar, les toiles célèbres de<br/>Murillo, celles de Goya ; plus encore, s’il fut saisi par<br/>l’extraordinaire féerie de son ciel violent, bleu sur la ville<br/>blanche couronnée de grenadiers en fleurs, Picabia eut dès<br/>son adolescence une autre école à Paris, celle du Louvre<br/>où toutes les grandes époques ont rassemblé en faisceaux<br/>les chefs d’œuvre de l’art français, italien, flamand, espa-<br/>gnol. Que de rêves se sont fixés, que de vocations se sont<br/>déterminées dans la contemplation muette et profonde d’une<br/>tête d’Holbein ou de Boticelli par des cerveaux de quinze<br/>ans !<br/><br/>Les maîtres de l’École et des Académies, Afbert<br/>Wallet, Cormon, Carrière, me font évidemment l’effet<br/>d’avoir couvé un canard sauvage en inculquant à l’élève les<br/>principes de l’art classique. Picabia les lâcha lestement car<br/>tout le secret de son art fut celui de dérober un peu de feu<br/>du ciel pour donner la vie, pour animer sur la toile un<br/><br/>6<br/>
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souffle de vent dans les feuillages et communiquer un<br/>frisson à l’eau morte d’un lac.<br/><br/>Picabia n’a pas suivi l’École des Beaux-Arts ; il a<br/>médiocrement usé de l’étude d’après le plâtre. Le modèle<br/>vivant fut son grand éducateur : le corps humain, le nu<br/>placé sur la table d’un amphithéâtre d’académie ou bien<br/>dans l’atmosphère recueillie de l’atelier personnel lui apprit<br/>à mettre une figure dans l’air comme un arbre vit et respire<br/>au sein de la nature, comme un poisson fait partie de la<br/>glauque ambiance sous-marine.<br/><br/>Picabia passa de longs hivers à peindre des ensembles<br/>le matin et, le soir, de 5 à 7, à dessiner les multiples croquis<br/>auxquels je prends ceux-ci.<br/><br/>Je fus le témoin de ces heures de précieux labeur car<br/>je travaillais à la même académie et nos chevalets furent<br/>souvent placés l’un à côté de l’autre pendant de longues<br/>séances de travail.<br/><br/>Mais dès que les frimas se dispersaient au vent de la<br/>sève, dès que l’ennui pesait sur son esprit studieux, Picabia<br/>quittait l’atelier, les modèles, les patrons, qu’il n’admirait<br/>pas du reste; il oubliait les indigestes théories plastiques<br/>pour courir à la grande conseillère des paysagistes, vers la<br/>nature à laquelle il demandait les leçons que seule peut<br/>donner la lumière passant sur la mer ou sur les fron-<br/>daisons.<br/><br/>Picabia exposa son premier grand tableau au Salon des<br/>Artistes Français en 1894, et cela pour faire plaisir à sa<br/>famille, il n’avait pas 17 ans. Et j’évoque avec un charme<br/>puissant de souvenir cette vue des Martigues comme son<br/>tableau de l’année suivante qui représentait, au delà d'un<br/><br/>7<br/>
coteau de premier plan, à contre-jour, la ville de Saint-<br/>Tropez dans l’apothéose d’un coucher de soleil.<br/><br/>La consécration officielle de ce talent jeune, hardi,<br/>brillant, fut un encouragement pour le peintre qui donna<br/>régulièrement dix ou douze années de Salon, avec des<br/>oeuvres importantes dont : Péniches sur le Loing, VÉglise<br/>de Moret, Bords de la rivière, etc.<br/><br/>Cela pouvait-il suffire à transmettre au grand public<br/>le rayonnement de cette œuvre nouvelle, claire, palpitante<br/>de vie et d’émotion? Non. 11 fallait à l’artiste l’initiative<br/>personnelle des expositions privées pour extérioriser du<br/>labeur obscur et de l’atelier une opulence de production<br/>remarquable dès le début de la carrière de Picabia.<br/><br/>A la Galerie Hausmann en 1905, chez Georges Petit<br/>en 1909, les amateurs ont pu admirer : Moret le soir, Eglise<br/>de Moret, Bords du Loing, Soleil dé Avril, Cour de Ferme<br/>à Moret, Effet d'automne à Saint-Mammès, Église de<br/>Montignxg, Effet de soleil, Soleil du Matin, Les Laveuses<br/>à Moret, Saint-Tropez, Les Pins, Le Port de Saint-<br/>Tropez, Saint-Tropez le matin, La Femme aux Mimo-<br/>sas, La Tartane, Temps gris, Étude de Nu, Marron-<br/>niers en fleurs, Les Saules, Peupliers, Retour de pêche<br/>aux Martigues, Rue aux Martigues, L'Étang de Berre,<br/>Moulin dans la brume, Vaches à l'abreuvoir, Rue de<br/>la Miséricorde à Saint-Tropez, Oliviers aux Martigues,<br/>Route des Près, l'Étang de Moret, Route des Sablons,<br/>Maisons de Pêcheurs à Saint-Tropez, Un effet de neige<br/>sur le Loing, Les Pêcheurs à la ligne. Tant d’autres dont<br/>le nom passe mais qui me laissent une ardente vision. Des<br/>natures mortes, un grand nombre de dessins et de litho-<br/><br/>8<br/>
graphies qui révèlent la souplesse d’un art évoluant toujours<br/>vers une compréhension plus profonde de la nature et que<br/>ne rebutait, ni les sujets ni les sévères classifications de<br/>méthodes ou de moyens. Ces grands tableaux appartiennent<br/>à présent aux galeries connues de Mme Olivier Macé,<br/>MM. Davanne, Lambert, Thirion, Dolfus, Mercier,<br/>Docteur Leprince, Camondo, Leclanché, Lafitte, Docteur<br/>Broq, Henri Letellier, Streglitz, Walter Conrad Arens-<br/>berg, Hœniger, Docteur Miour, etc., etc.<br/><br/>Picabia délaissa le Salon des Artistes Français pour<br/>exposer au Salon d’Automne dont il fut nommé sociétaire<br/>peu d’années après.<br/><br/>Les voyages font partie de la vie de Picabia comme<br/>son travail même. Progresser, se renouveler, voir toujours<br/>d’autres cieux et de nouveaux horizons, sont les fonctions<br/>indispensables d’une véritable carrière de peintre tout<br/>comme le mouvement, l’air, la marche, garantissent une<br/>belle santé physique. Et c’est pour cette raison qu’en<br/>suivant l’œuvre de Picabia on ressent une volupté infinie à<br/>réchauffer sa mémoire au doux soleils d’hiver de Saint-<br/>Tropez, sous les pins du Golfe Juan, au Cap Martin, dans<br/>la délicieuse Venise provençale des Martigues, à toutes les<br/>haltes de cette incomparable Côte d’Azur. De Séville à<br/>Grenade, à Madrid, dans bien des villages inconnus du pays<br/>des Maures, souvenir du passé ou charme anticipé de ce que<br/>l’on voudrait connaître, chacun rêve devant ces études sin-<br/>cères qui évoquent les nuits claires et bleues du sud comme<br/>les jours éclatants de ces contrées. Les courses de toros ont<br/>aussi séduit ce peintre qui a donné de curieuses composi-<br/>tions de l’arène et de la plazza.<br/><br/>\<br/><br/>9<br/>
Le passage de Picabia chez les flamencas de Séville<br/>nous permet d’admirer aujourd’hui ces belles têtes d’espa-<br/>gnoles réunies à la Galerie de la Cible. Figures graves dont<br/>l’accent de vérité contraste si heureusement avec l’air canaille<br/>par lequel tant de peintres ont faussé le caractère de l’Anda-<br/>louse. Mais ceux-là n’ont pas connu l’Espagne, ils n’ont<br/>rien pénétré de sa noblesse ni de sa fierté et c’est de l’enfant<br/>du pays qu’il fallait attendre cette révélation.<br/><br/>Pourrons-nous un jour rassembler également pour le<br/>public tous les dessins exécutés en Italie par Francis Picabia?<br/><br/>Espérons-le.<br/><br/>Sous le ciel plus doux de l’Ile-de-France, au sein de la<br/>fine atmosphère d’un pays où le brouillard et la pluie<br/>jettent dans le plein air de délicieuses sensibilités, Picabia se<br/>montre d’une puissance aussi soutenue avec une lumière<br/>pareillement sincère et vraie que devant l’éclat sonore du<br/>Midi. L’œil du peintre se retrouve en effet aussi juste sous<br/>les soleils mouillés d’avril que devant le canal des Mar-<br/>tigues.<br/><br/>L’Amérique tenta Picabia comme tous les peintres qui<br/>cherchent et qui pensent à la progression de l’œuvre dans<br/>la diversité de forme et de milieu. Et il eut, là-bas, le<br/>succès artistique et commercial donné si largement déjà par<br/>les amateurs français. J’emploie ce rude mot de commercial<br/>parce qu’il est juste, normal, et qu’à un tournant de la<br/>carrière il arrive avec la force du facteur le plus solide à son<br/>développement artistique. Plût à Dieu que le million dont<br/>fut payé l’Angélus eût été donné à Millet et non pas aux<br/>sous-traitants de son génie!<br/><br/>La peinture que Francis Picabia exposa en Amérique<br/><br/>10<br/>
est différente de celle dont nous parlons depuis ses premiers<br/>salons. Picabia échappa de bonne heure aux lisières d’un<br/>classicisme qui ne répondait pas à sa nature. L’évolution<br/>rapide de la pensée l’emportait vers une recherche de vérité<br/>fortement poussée par l’impressionnisme et dont la curiosité<br/>sincère courut très en avant du cubisme. Parallèlement à<br/>Picasso qui découvrait les arcanes du cubisme, Picabia<br/>franchit les barrières mais il suivit un autre courant. L’art de<br/>Picasso, dans ses recherches géométriques, était purement<br/>objectif et tendait à la suppression de l’imagination, tandis<br/>que les tentatives de Picabia nous lançaient vers une subjec-<br/>tivité comparable aux formes musicales, sans qu’il y ait pour<br/>cela de la part de l’artiste aucune volonté de rapprochement.<br/><br/>Je n’apprendrai rien à ceux qui connaissent l’œuvre<br/>picturale de Picabia en leur rappelant que le succès de ses<br/>expositions fut complet, énorme, et que toutes les toiles de<br/>ce peintre, même les plus petites, atteignirent une valeur<br/>marchande considérable. J’enregistre avec plaisir ce résultat<br/>très légitime, afin de répondre dans quelques pages à des<br/>assertions inexactes jetées par des ignorants pour combattre<br/>Picabia.<br/><br/>Voici donc, à trente-cinq ans, l’homme arrivé à un magni-<br/>fique sommet de son talent; il atteint une célébrité enviée ;<br/>il possède la richesse par ses productions. Rien ne le<br/>pousse pourtant, à organiser une réclame vigoureuse pour<br/>augmenter cette fortune dont la chimère abaisse jusqu’à lui<br/>les ailes dorées. Picabia profite de la renommée, fruit de<br/>son travail fécond, de la publicité faite par les marchands,<br/>certes ! mais il n’a aucun besoin de la forcer par des moyens<br/>à côté. Oserais-je dire, cela me paraît une indiscrétion, que<br/>
sa situation personnelle de famille le met à l'abri de cette<br/>course à l'argent qui échauffe tous les cerveaux et qu'on<br/>voulut lui reprocher.<br/><br/>Francis Picabia fit une première exposition à New-<br/>York, à la Galery Stieglitz, en 1913, une deuxième à<br/>Modem Galery, et donna des œuvres importantes aux<br/>expositions de Chicago et de San-Francisco. Ces tableaux<br/>n’ont rien de commun avec ceux qui lui ont valu une si belle<br/>réputation d'artiste. Le peintre a le courage de laisser<br/>momentanément un procédé qui ne le charme plus pour<br/>permettre à sa libre vision de tenter une découverte dans la<br/>conception des formes, des couleurs, des impressions.<br/><br/>Voici la reproduction du célèbre tableau Culture<br/>'physique, acheté par un des plus grands poètes américains,<br/>Walter Conrad Arensberg.<br/><br/>Ce genre de peinture nous étonne, nous le compre-<br/>nons mal parcequ’il violente nos regards à l’égal d’un<br/>paysage stellaire qui nous surprendrait, après la mort, avec<br/>notre esprit et nos yeux d’ici-bas.<br/><br/>L’étrangeté n’est pas un manque de moyens pour<br/>Picabia, un escamotage de difficultés, un truc, tel que fut<br/>le prétexte pour bon nombre de sous-imitateurs; c’est une<br/>recherche qui se montre ainsi en ses formes spécieuses. La<br/>représentation des volumes en spirales ou en triangles ne<br/>masque pas pour lui l’ignorance de la forme et du dessin.<br/>Le peintre veut ainsi.<br/><br/>Hé! Quel bonheur de ne pas comprendre complète-<br/>ment un artiste ! Du jour où il ne nous dépasse pas, dès<br/>qu’il n’éveille plus en nous ni curiosité, ni sensibilité, il<br/>n’existe plus. Cet homme n’est qu’un ouvrier de spécialité,<br/>
qui travaille en série, mûr pour l’assassinat des récom-<br/>penses.<br/><br/>La théorie du meilleur plaisir n’est pas à dédaigner en<br/>matière de création. L’idée de l’artiste est une étincelle<br/>entre l’âme-uni té et l’âme-foule du nombre. La forme com-<br/>préhensive dont il matérialise cette idée reste l’intermédiaire<br/>mystérieux avec lequel on rallie des visions semblables et si<br/>celui qui travaille n’éprouve pas le plaisir, le sain plaisir de la<br/>production, la volupté du don, il n’est pas un artiste, ou<br/>cesse de l’être dès qu’il perd le désir de réaliser. Qu’il se<br/>résigne alors à ne plus débiter qu’au mètre de la toile ou de<br/>la prose.<br/><br/>De la part de Picabia, ce plaisir nouveau est sincère,<br/>radical, sans fausse honte et surtout sans mystification de<br/>principe. Un des agréments actuels de sa façon de peindre est<br/>de construire des machines, d’imaginer de formidables<br/>moteurs, des roues, des arbres de cardan, volants, vis, etc...<br/>Des harmonies de lignes où, dans l’esprit de Picabia, une<br/>magnéto devient Y Enfant carburateur.<br/><br/>Je préfère de Picabia les pins ombreux de Saint-<br/>Tropez ou les rues ensoleillées des .Martigues. Mais ne<br/>suis-je point rivée au déjà-vu comme une coquille à son<br/>rocher? Quand je lui dis cela il me regarde en souriant et<br/>cela me fait penser que son oeuvre entière est un sourire.<br/>Du fait que mon esprit ne voit pas tel horizon, s’ensuit-il<br/>que cet horizon n’existe pas? Même si le désir de ces plein<br/>air et la joie d’une peinture plus vraie ne réapparaissent pas<br/>dans l’œuvre de Picabia, il est passionnant de le suivre pas<br/>à pas dans son étrange évolution.<br/>
II<br/><br/>C’est dans ce milieu d’artistes américains, peintres,<br/>lettrés, journalistes, que fréquentait Picabia et Marcel<br/>Duchamps à New-York, au début de 1914, qu’il faut cher-<br/>cher et trouver une des origines du mouvement Dada dont<br/>les adeptes attirent aujourd’hui l’attention. Il prit naissance,<br/>en effet, à la rédaction d’un périodique “291”, le journal<br/>appartenant à M. Streglitz. Quel était son but, que pou-<br/>vaient être ses tendances? 11 n’avait probablement alors ni<br/>dogme, ni programme et le mot même de Dada ne fut trouvé<br/>qu’en 1916 par un roumain, Tristan Tzara, qui, de son côté,<br/>sans connaître directement Picabia, faisait des recherches<br/>littéraires dans un esprit analogue. L’intention d’accueillir tout<br/>le monde dénonce en tout cas de la part des promoteurs un<br/>éclectisme de résolution cher à bien des petites personna-<br/>lités. L’appât d’un plaisir autre, d’une jouissance plus<br/>grande, semble diriger les peintres et les poètes qui, après<br/>les états de symbolisme, d’impressionisme, de futurisme,<br/>de cubisme et d’orphisme, deviennent dadaïstes.<br/><br/>Le mouvement Dada groupa beaucoup de jeunes gens<br/>énamourés des paradoxes avancés et que l’élan de leur âge<br/><br/>14<br/>
conduit vers les ports de l’avenir. Francis Picabia eut une<br/>grande influence sur Marcel Duchamps et. ils cherchèrent<br/>ensemble dans cette voie, où ne tarda pas à les suivre<br/>Ribémont-Dessaigne. Marcel Duchamps exerça de même une<br/>forte influence sur Crotti, Suzanne Duchamps et Man Ray.<br/><br/>Voici comment s’exprime Guillaume Appolinaire sur<br/>cette question d’influence artistique :<br/><br/>M. Thiesson demande sur qui Picabia aurait eu de l*influence.<br/>J’ai peut-être tort de rechercher les influences que peuvent subir<br/>ou exercer les peintres dont je parle, mais on ne peut nier, je<br/>crois, que Francis Picabia, n’ait influencé deux peintres intéres-<br/>sants et qui cherchent, Marcel Duchamps et Jacques Villon, dont<br/>le premier a un réel et très grand talent. M. Thiesson demande<br/>encore par qui Picabia est combattu ; c'est que M. Thiesson ne lit<br/>pas les journaux, ne fréquente pas de peintres, car Picabia est<br/>combattu très vivement. M. Soffici m’a reproché avec violence dans<br/>« La Voce », d’avoir parlé de ce peintre ; il ne se passe pas de jour<br/>où l'insincérité de Picabia ne fasse l'objet de quelque article de<br/>journal ou de revue.<br/><br/>A ce moment-là, Tristan Tzara organisait, le premier,<br/>les manifestations Dada au cabaret Voltaire, à Zurich, en<br/>1916. Tzara est Roumain et je relève l’allusion de Boche<br/>détraqué que des méchants lui lancèrent. Il est un des<br/>meilleurs amis de Picabia qui le tient en très haute estime.<br/>De New-York comme de Zurich, le mouvement dadaïste<br/>vint en France, en Angleterre, en Bavière, en Suisse et à<br/>Genève, où Picabia fit en 1918 une exposition de dessins<br/>qui émurent la critique et l’opinion par la bizarrerie de leur<br/>conception. Un bulletin s’imprima dans plusieurs pays et<br/><br/>i5<br/>
des éditions d'œuvres littéraires parurent à Paris, à Dresde,<br/>à Lausanne, qui donnèrent enfin un corps à cette pensée<br/>d'un ultra-modernisme répondant au nom de Dada. Du<br/>reste je ne tente pas ici l’examen d’une idée qui ne m’inté-<br/>resse pour le moment que dans ses rapprochements avec la<br/>personnalité de Picabia.<br/><br/>A Paris, les éléments dadaïstes se serrèrent autour de<br/>Picabia, qui, lui, regardait d’un œil amusé naître un cénacle<br/>où certainement quelque artiste sincère trouvera la raison<br/>de s’exprimer, de révéler son talent, de donner la vie à une<br/>expression nouvelle dont l’étiquette en isme ne contraindra<br/>ni l’essor ni la beauté. Je n’ai pas interviewé M. Picabia à ce<br/>sujet et peut-être ne m’eut-il pas répondu.<br/><br/>Un des moyens d’action des dadaïstes, à côté de la<br/>parution de livres, de brochures, de bulletins, est l’organi-<br/>sation à plusieurs reprises d’un festival qui nous apparaît<br/>comme une farce énorme, un amusement que goûtèrent avec<br/>une joie sans mélange les Parisiens du Grand Tout-Paris<br/>qui assistèrent à ces manifestations.<br/><br/>Est-ce la belle sotie d’autrefois qui renaît sous l’égide<br/>dadaïste? Le genre burlesque rénové qui laissa à cet art<br/>théâtral l’empreinte de la critique politique? Où les acteurs<br/>costumés en fous étaient censés jouer dans le royaume de<br/>la folie ? Nous verrons. Mais je me plais sympathiquement<br/>à rapprocher les bonnets blancs en tuyaux de poêle que j’ai<br/>vus aux exécutants, du coëfFage de leurs émules étonnants<br/>du quatorzième et du quinzième, ces jeunes “ sots ” qui<br/>empêchèrent de dormir Louis XI et François 1er, que<br/>Louis XI1 toléra et que Henri IV fit disparaître. Ce que<br/>certains auteurs déclamèrent ce jour de mai 1920 ne fut pas<br/><br/>16<br/>
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entendu de tous les assistants, sans regrets du reste à<br/>l’égard de quelques élucubrations. Mais si ces jeunes gens<br/>avaient parié de donner un spectacle critique de la vie ou de<br/>montrer le monde à l’envers, ils ont gagné leur gageure car<br/>ils avaient osé faire exécuter un air de fox-trott par le grand<br/>orgue de Gaveau et donné une parodie très spirituelle d’un<br/>morceau de piano en faisant taper à faux par quatre mains<br/>un concerto cacophonique qui souleva une tempête de rires,<br/>de sifflets et d’applaudissements.<br/><br/>Avaient pris part au festival, Mmes Marguerite Buffet,<br/>Céline Arnaud; MM. Tristan Tzara, Ribémont-Dessaigne,<br/>Paul Eluard, Paul Dermée, André Breton, Louis Aragon,<br/>Philippe Soupault.<br/><br/>M. Picabia assistait à cette cérémonie et s’amusait infi-<br/>niment d’un spectacle qui le réjouissait, espérons même aux<br/>dépens de quelques nouveaux riches venus au hasard<br/>d’une incitation pour un grand spectacle de bruit acadé-<br/>mique.<br/><br/>Francis Picabia s’accorde une récréation charmante,<br/>aimable, d’une gaîté délicieuse à regarder bruire autour de<br/>lui toute une jeunesse dont les talents fleuriront plus tard<br/>sous les formes les plus diverses de l’art et de la littérature,<br/>y compris la ténébreuse perfection des poncifs. Les chefs-<br/>d'œuvre ressemblent aux perruques, pas un cheveu ne<br/>dépasse (Paul Dermée). L’effort qui naît, qui tend vers<br/>le futur tout cerveau sensible aux lois de l’évolution, pro-<br/>voque immanquablement une floraison et obtient ses fruits<br/>des sujets les plus divers comme des terrains les plus<br/>rocailleux.<br/><br/>M. Picabia regarde cette vie monter autour de lui ; il<br/><br/>[3]<br/><br/>«7<br/>
ne s’accroche pas à sa célébrité picturale comme à une<br/>échelle de corde et ne fait point de tours équilibristes pour<br/>s’y maintenir; il ne bat pas, non plus, le rappel sur une<br/>grosse caisse de réclame pour lui-même. Picabia se repose et<br/>considère avec un calme déconcertant ceux dont les yeux<br/>mettent des dents pour le fixer, comme si chacun de ces<br/>regards pouvait être un croc pour le déchirer.<br/><br/>11 répond avec un sens très fin aux lourdes bêtises<br/>suscitées par le dadaïsme et je gage qu’il compte seulement<br/>sur le choc en retour pour renvoyer à qui de droit l’épithète<br/>de sot qu’on lui a lancée assez souvent.<br/><br/>Les gens d’esprit sont pleins de gaîté.<br/><br/>L’ineffable Dominique Bonnaud écrivit une revue<br/>Dada ; il chante des couplets Dada ; le sujet lui paraît donc<br/>plein d’humour et de joie. D’autres ont alimenté leur verve<br/>du même sujet, comprenant comme il convient ces escholiers<br/>du gai savoir dont on a tant poétisé les frères de jadis.<br/><br/>Mais tout le monde n’est pas rieur au tribunal de la<br/>critique. 11 y a des gens qui se fâchent et qui s’agitent.<br/>S’ils lisent avec plaisir que Villon volait des saucisses pour<br/>les attacher à la queue de son chien, ils comprennent bien<br/>moins la farce moderne d’un festival Dada.<br/><br/>Le ier avril 1920, les dadaïstes et M. Picabia en tête,<br/>eurent une grande joie. Madame Rachilde, descendant du<br/>moyen âge olympien de la rue de Condé, s’est abandonnée<br/>à une sainte colère contre Dada et a daigné tremper sa belle<br/>plume dans une encre détestable pour stigmatiser les parti-<br/>sans Dada. Elle les a traités de boches, de Raspoutines<br/>berlinois; elle a parlé de crottin et d’écurie Dada, puis elle<br/>n’a pas reculé à comparer les dadaïstes à une invasion de<br/>
puces, de totos, de chiens enragés, et nous donna des<br/>démangeaisons à propos de gale !<br/><br/>Quelle sévérité, Madame ! votre opinion serait certai-<br/>nement plus intéressante s’il y avait moins de bousin dans<br/>les allusions et moins de bochisme dans les erreurs.<br/><br/>Je vous apprends par cette étude que Picabia, qui porte<br/>à tort ou à raison le titre de Prince Dada, est Espagnol de<br/>mère française, en outre, il s’est marié en France avec une<br/>française, Mlle Gabrielle Buffet, de la famille de Jussieu,<br/>petite nièce de Lamartine. L’insulte facile et gratuite de<br/>bochisme est tout à fait déplacée quant au dadaïsme initial et<br/>actuel. Le mouvement est né à New-York et à Zurich, et,<br/>de là, évidemment, comme toute idée générale, politique,<br/>sociale, humanitaire, utilitaire ou mercantile, il vint aborder<br/>Paris avec des sourires d’enfant terrible et l’ancien monde se<br/>compose de beaucoup de pays, de provinces et de villes où<br/>vont pareillement les ouvrages littéraires, les abonnements<br/>de revues, les traductions, la renommée aux cent voix que<br/>vous connaissez, n’est-ce pas, ma géniale consœur?<br/><br/>Il s’agirait maintenant de s’entendre sur les termes.<br/>Mn,e Rachilde affirme que le mouvement Dada est né en<br/>Suisse de parents allemands quoique neutres (jpreuves à<br/>Vappui) [sic].<br/><br/>Je demande ces preuves.<br/><br/>M. Adrien Veber dit : Qu'il fut imaginé par des<br/>Allemands détraqués réfugiés à Zurich.<br/><br/>Je vous réponds simplement que le dadaïsme vient de<br/>New-York et les raisons que j’en donne sont exposées assez<br/>clairement dans ces pages. Même en dehors de Picabia on ne<br/><br/>■9<br/>
peut pas nier que les rag-times et les danses nègres ne soient<br/>pas d’un superbe dadaïsme.<br/><br/>Le discrédit de boche est un anathème puéril, inexact,<br/>et par cela inefficace. .<br/><br/>La Presse ! Ah ! oui, quel tintamarre autour de Picabia<br/>et des Dada !<br/><br/>La presse procure un grand divertissement aux intimes<br/>du cénacle, celui de collectionner les coupures ; on a même<br/>préposé à cet emploi un secrétaire bénévole car ce n’est pas<br/>une sinécure que d’écouter et de compulser ce que l’on dit.<br/>Ces articles et articulets forment le plus gros sottisier qu’un<br/>mouvement puisse motiver. Les critiques ne sont pas très<br/>variées du reste et après l’envoi de bochisme tourné de mille<br/>manières, c’est presque toujours, en conclusion, le souhait<br/>exprimé d’envoyer les dadaïstes à Charenton. C’est court<br/>comme idée.<br/><br/>Louons cependant l’éclectisme de certains directeurs de<br/>journaux qui ouvrirent largement leurs colonnes à la polé-<br/>mique dadaïste. M. Georges Casella facilita ainsi la tâche<br/>des rédacteurs de Comœdia et je gage qu’il a souvent le<br/>sourire en relisant certains articles quand il s’agit de Picabia,<br/>car, a l’encontre de tant d’autres, il connaît l’œuvre, le<br/>talent et la sincérité de ce peintre.<br/><br/>André Salmon, à Y Europe Nouvelle, a publié d’inté-<br/>ressants articles. Tous les grands quotidiens du matin et du<br/>soir ont donné des opinions et jeté des mots saugrenus, durs<br/>comme des coups de cailloux.<br/><br/>M. Paul Souday, dans le Temps à propos du dernier<br/>festival, ramène à l’expression de la vérité tel besoin de har-<br/>diesse qui caractérise les jeunes. 11 est certainement trop fin<br/>pour crier au scandale et trop éclairé pour jeter l’anathème.<br/><br/>20<br/>
<br/><br/><br/><br/>-<br/><br/>
<br/>
<br/>
<br/>
III<br/><br/>Francis Picabia s’est révélé un écrivain, tandis que, séduit<br/>par l’expression du Verbe, il tentait de reposer son esprit<br/>actif du pinceau par la plume. Et dans l’art de cristalliser<br/>des idées il nous étonne plus d’une fois tant par la témérité<br/>des conceptions que par le mépris de la forme et des<br/>moyens.<br/><br/>Je veux cueillir un surprenant bouquet de pensers pris<br/>au hasard dans un champ extraordinairement fleuri de<br/>pétales éclatants. Nous trouverons en chacun une rudesse<br/>de vérité qui saisit.<br/><br/>Le tableau le plus savant et le plus complet broute l’herbe de<br/>mon jardin.<br/><br/>Un homme intelligent ne doit avoir qu’une spécialité, c’est<br/>d’être intelligent.<br/><br/>Le cœur de l’homme n’est beau qu’à l’amphithéâtre.<br/><br/>La sagesse n’est qu’un gros nuage à l’horizon.<br/><br/>Le cubisme représente la disette des idées.<br/><br/>2 1<br/>
Les littérateurs et les peintres veulent être sérieux, pour cela<br/>ils pensent à la grande beauté des édifices américains « gratte-<br/>ciel ». Il y a en France des fruits qui s’appellent « gratte-culs ».<br/><br/>L’art est un produit pharmaceutique pour imbéciles.<br/><br/>La Nouvelle Revue Française me fait penser à uue maison de<br/>santé dont les pensionnaires, s’ils n’y meurent pas, ne peuvent<br/>sortir qu’idiots.<br/><br/>Toutes les croyances sont des idées chauves.<br/><br/>' Les tables tournent grâce à l’esprit; les tableaux et autres<br/>oeuvres d’art sont comme des tables coffre-fort, l’esprit est dedans<br/>et devient de plus en plus génial suivant le prix des salles de<br/>vente.<br/><br/>Les enfants sont aussi vieux que le monde, il y en a qui rajeu-<br/>nissent en vieillissant, ce sont ceux qui ne croient plus en rien.<br/><br/>Messieurs les révolutionnaires, vous avez les idées aussi<br/>étroites qu’un petit bourgeois de Besançon.<br/><br/>L’immense ennui est un caleçon<br/>Pour éléphants<br/><br/>Qui marchent pieds nus autour du soleil.<br/><br/>La place de Rodin est libre, à qui le tour ?<br/><br/>Les familles Cézanne et Renoir ont fait enfermer Ambroise<br/>Vollard qui se croyant devenu le Père Ubu voulait faire manger<br/>de la merde à tout le monde.<br/><br/>Naturellement, tu as peur que le vent soulève ta jupe et que<br/><br/>22<br/>
nous apercevions ton sexe qui est faux ; tes cheveux aussi sont<br/>faux, tes dents sont fausses ; tu as un œil de verre et c'est le seul<br/>qui me regarde franchement, Vautre est un caméléon d'Asnières, à<br/>20.000 francs le carat pour imbéciles.<br/><br/>Je suis le visage des yeux clos et du sommeil inconnu, fai la<br/>tête décapitée d'allégresse.<br/><br/>Tout le sol sourit à la mélodie mélancolique de mes sanglots,<br/>ne passe pas.<br/><br/>Avoir le mal de mer sur un transport de joie.<br/><br/>Le désir s'évanouit si vous possédez, ne possédez rien.<br/><br/>Si vous tendez les bras vos amis les couperont.<br/><br/>Je pense surtout à mentir dans ce miroir de stores baissés<br/>parce que tu as éprouvé l'aumône de la vie. Le rire et les baisers<br/>sentent le tabac, l'art, la gloire, la beauté, les étoiles, les prome-<br/>nades; tais-toi,je vais raconter, rallume si tu veux une cigarette.<br/><br/>Voici une dernière forme que Francis Picabia réalise<br/>en un dessin hermétique parce qu’il tente souvent de fixer<br/>par des traits et des figures l’image qui l’a frappé.<br/><br/>Les dents viennent aux yeux comme les larmes!<br/><br/>L’ironie troublante de ces mots révèle en effet combien<br/>de multiples douleurs déchirent les yeux, les plus beaux yeux<br/>brillants et profonds avant de leur donner des larmes !...<br/><br/>Je formule cependant un regret. J’ai glané ces fleurs<br/>sur un sol magnifique, mais j’ai dû débarrasser ma recherche<br/><br/>î3<br/>
d'abominables ronces qui m’ont déchiré les doigts et d’orties<br/>malfaisantes qui tentent d’étouffer la belle pensée à laquelle<br/>je m’attache. Le soleil les a fait éclore dans une foultitude<br/>de bulletins et de feuilles, 391, Cannibale, Anthologie<br/>Dada, où j’ai lu trop d’incompréhensibles phrases.<br/><br/>Francis Picabia a publié plusieurs livres : 52 Miroirs,<br/>Poèmes de la fille née sans mère, Unique Eunuque, Pen-<br/>sées sans langage, Poésies Ron-Ron, Râtelier platonique,<br/>Lé Athlète des Pompe s-Funèbre s et paraissant actuellement<br/>une étude philosophique qui, sous le nom de Jésus-Christ<br/>Rastaquouère, rompt évidemment avec la tradition pion-<br/>nesque des cours de Bergson et de l’abbé Sorbon. Je<br/>prends le second et dans ces poèmes qui n’ont pas plus la<br/>forme normale de la prose que de la poésie, je lis d’étranges<br/>choses :<br/><br/>Ma maladie squelette de souvenirs<br/>se dresse à coup sûr en ennemi insupportable<br/>où le singe fait des raisonnements subtils<br/>mentalement.<br/><br/>Je cite en entier ces poèmes dont la pénétration délicate<br/>fait songer à l’infini de la douleur humaine :<br/><br/>LABYRINTHE<br/><br/>La volonté attend sans cesse<br/>un désir sans trouver.<br/><br/>Le cran d'arrêt passionne Vabsence<br/>de gaudriole.<br/><br/>Une cicatrice vers la nuit<br/><br/>24<br/>
<br/><br/><br/><br/><br/><br/><br/><br/>
<br/>
profane ta réflexion.<br/><br/>II n'y a que détachement<br/>incrédule.<br/><br/>On me fait souffrir<br/>parce que je sais l'indifférence.<br/>Banalités embarquées sans cesse<br/>sur elles-mêmes.<br/><br/>Les horizons attirent les yeux<br/>de nos sentiments.<br/><br/>BOUCHES<br/><br/>Azur ivoire ton corps,<br/><br/>Amour à deux mains<br/>Dors-tu<br/><br/>Mon amie bien-aimée<br/>Chaque soir sur la poitrine<br/>De notre amour.<br/><br/>ANECDOTE<br/><br/>Voyez-vous, je suis fou de me l'imaginer<br/>Je suis un homme aux doigts agiles<br/>Qui veut 'couper les fils de vieilles peines<br/>Faux plis de mon cerveau anxieux.<br/>Histoires en arabesques souvenirs<br/>Je ne suis heureux qu’en pleine mer<br/>Où l'on va plus loin<br/>Sur les vagues anonymes.<br/><br/>TÉLÉGRAPHIE SANS FIL<br/><br/>Ma maladie écoute mon cœur<br/>Bouton clos de joies perdues<br/>
Je veux en espiègle m*assombrir dans les bras<br/><br/>De ma jolie maman<br/><br/>Souvenir du ciel bleu<br/><br/>0à j’aurais pu me blottir<br/><br/>Il faut tâcher de tout oublier<br/><br/>L’agonie du monde en vertige<br/><br/>De héros qui tournoient<br/><br/>Les valses hideuses de la guerre<br/><br/>Dans l’atmosphère énigmatique<br/><br/>Et masquée.<br/><br/>Le poète donne dans ce dernier poème une subtilité de<br/>sentiment d’une délicatesse exquise; comment nè pas rêver,<br/>se souvenir, comment ne pas pleurer en soi à l’évocation de<br/>ces chères images ? On sent à chaque mot un cœur qui<br/>aime, qui palpite et qui souffre.<br/><br/>Un titre bizarre, Unique Eunuque, nous prédispose<br/>à une méfiance barbare en ouvrant la seconde plaquette.<br/>C’est en effet un poème unique manquant de virilité où<br/>l’auteur semble avoir poursuivi le problème d’enregistrer<br/>comme sur une plaque sensible les images les plus dispa-<br/>rates telles qu’elles se présentent à l’esprit, avec divagation.<br/>On pense souvent en effet sans but, et l’esprit perçoit alors<br/>comme l’œil le vol d’une hirondelle dans l’azur; un souve-<br/>nir lubrique ou banal lui succède, par bonds ; un chant<br/>traverse l’espace et frappe l’oreille ; la mémoire frémit à un<br/>choc douloureux, une joie vous transporte subitement, une<br/>caresse passe... Il est certainement plus ardu de juxtaposer<br/>des idées avec le même succès que des sons sur une toile.<br/><br/>26<br/>
L’œil qui voit un effet décomposé par des couleurs le<br/>reconstitue immédiatement et en jouit avec la rapidité d’une<br/>vision. L’esprit se trouve devant l’obstacle de la lecture, un<br/>effort qui paralyse le plaisir et le détruit.<br/><br/>Ces notations fidèlement transcrites motivent tel passage<br/>de ce poème où je trouve :<br/><br/>Paris New-York<br/><br/>Vous êtes des villes ballons<br/><br/>Qui flottent et tombent en miniatures sur des cartes.<br/><br/>Parfois dans un volume au milieu de l’œil<br/><br/>Épanouis de désirs dotés<br/><br/>Des villages sont des échos minuscules<br/><br/>Des baisers des grandes villes<br/><br/>Baisers donnés pour évoquer les souvenirs<br/><br/>Du silence<br/><br/>Comme l’honneur<br/><br/>L'honneur est une lâchete<br/><br/>Vos cervelles gesticulent<br/><br/>Idiotes et flétries<br/><br/>Jacques^ Henri Georges Paul Maurice Jean<br/>Vous parlez tous hébreu de l’Institut<br/>Sous les rubans rouges et violets<br/>De l’huile de foie de morue<br/>Rive gauche<br/>Rive droite<br/><br/>Je vous demande la permission<br/>De rester vagabond.<br/><br/>*7<br/>
D’autre part je comprends très mal le début du poème<br/>comme beaucoup' d’autres de ses pages :<br/><br/>Essayons l’heure actuelle<br/><br/>Dans l’alphabet chasse gardée<br/><br/>De l’ombre lentement<br/><br/>Véritablement livre sterling<br/><br/>Sous virginal louis coucou<br/><br/>Qui fait domicile conjugal sous la pluie.<br/><br/>? ? ?<br/><br/>Pensées sans langage revient par son titre a une<br/>vérité plus tangible. Ce sont en effet des pensées sans lan-<br/>gage données avec une charmante sincérité où nous ressen-<br/>tons des impressions délicieuses :<br/><br/>je ne veux pas de cette aventure<br/>dans l’atmosphère fade<br/>dont chaque signe saisit mes mains<br/>avec une odeur vague<br/>de gens du monde<br/><br/>le potin est une sérénade en chambre<br/>dans l’espoir de tenir compagnie<br/>à la vie d’ennui.<br/><br/>le jour est pétrifié dans mon cœur<br/>en tête-à-tête avec mon passé<br/>l’ennui a des nuances jaunes<br/>je le regarde comme s’il devait mourir<br/><br/>28<br/>
<br/>
<br/>
<br/>
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les contrées lointaines sentent la réalité<br/>bleu exagéré de lumière immobile<br/>vague sourire mal marié<br/>des espèces en face de Dieu.<br/><br/>Sur une pierre<br/>où nage un acacia pâle<br/>et mignon<br/><br/>\<br/><br/>un cubiste m’a déclaré<br/>que j’étais fou.<br/><br/>Je vis ma vie anémiée<br/>frottée au pliards de la nature.<br/><br/>Ces couvertures bleues dorment<br/>à heure fixe<br/><br/>et reflètent le ciel préfecture inanimée.<br/><br/>La vie à sa guise<br/><br/>tout bonnement<br/><br/>sans idées généreuses<br/><br/>la vérité paraît toujours médiocre<br/><br/>devant les espaces fermés,<br/><br/>un chapeau<br/><br/>est lâche ou courageux<br/><br/>la misère est illustre<br/>comme un dieu triomphant<br/>en gestes circulaires<br/>
un malheureux sorti de prison<br/>marche en silence au bord du fossé<br/>des chimères bohèmes<br/><br/>peu à peu en sifflotant<br/>la bougie s'endormit<br/>et ronfla<br/><br/>Enfin voici les dernières lignes du livre qui sont un<br/>envoi de défi :<br/><br/>A tous ceux que démange l'envie de dire que ce langage est<br/>sans pensée je conseille la visite dangereuse du jardin zoologique.<br/><br/>Vllot de Beau-Séjour dans le canton de Nudité, ô joli<br/>titre rabelaisien ! Quatre pages de prose me donnent cette<br/>notation d’une prenante vérité de tristesse :<br/><br/>L'émouvant mysticisme ne change guère les baisers de nos<br/>souvenirs. Saisons assombries derrière chaque îlot, dessin de ten-<br/>dresse sur 7ious où les perspectives cherchent leurs places.<br/><br/>Deux points, une virgule, le poème s’en est paré; cela<br/>lui donne une force. Pourquoi diable M. Picabia prive-t-il<br/>tous ses autres écrits du nerf de la ponctuation ?<br/><br/>3o<br/>
IV<br/><br/>Pour comprendre parfaitement un artiste dans ses<br/>gloires et ses défaillances, pour juger avec clairvoyance de<br/>l’évolution de son art, il faudrait pouvoir le suivre parallè-<br/>lement avec une curiosité psychologique dans la vie même,<br/>en lutte avec les passions de l’amour, du vice, du doute et<br/>de la foi. Peut-être alors ceci s’expliquerait-il souvent par<br/>cela et l’on découvrirait sur l’effort artistique l’influence des<br/>faits extérieurs. La souffrance atteint profondément le cœur<br/>humain, plus douloureusement encore celui des artistes :<br/>il y a du moins entre eux et nous cette preuve du labeur,<br/>que leur âme très sensible a modelée par des sanglots autant<br/>que leurs mains le firent avec la matière.<br/><br/>L’exemple est rare d’une carrière qui se développe sans<br/>crise dans sa marche ascendante et que la lassitude des<br/>forces surprend, après, sans déclin. Tous les artistes ont<br/>éprouvé l’absence de plaisir à produire, ils ont souvent subi<br/>l’arrêt du progrès, la disette de l’idée; ils ont vu fuir<br/>moqueusement l’inspiration et trouvé le vide devant eux. Us<br/>ont aussi admis le changement d’idéal, de vision, de réalisa-<br/>tion et accepté loyalement de voir autre chose dans l’art<br/><br/>3i<br/><br/>
qu’une formule acquise et c’est de cela qu’il faut les aimer.<br/>C’est au moment redoutable de l’âge mûr, où l’on regarde<br/>déjà, de loin, s’envoler les beaux espoirs de la jeunesse ne<br/>sachant plus sur quelle chimère refermer des bras vigoureux.<br/>C’est l’heure tragique des reniements, des crimes, des fail-<br/>lites; l’âme se trouve en état d’adultère avec son idéal pri-<br/>mitif, et l’être souffre, en proie aux assauts du démon de<br/>midi. C’est aussi la bifurcation des chemins, l’affre des<br/>hésitations et l’invitation à la sincérité absolue pour regarder<br/>franchement en avant.<br/><br/>Puis, la souffrance elle-même cristallise ses pleurs.<br/>L’aube sereine revient d’un jour où l’on doit trouver de<br/>nouveau la joie de vivre et de se donner avec sérénité, de<br/>produire et de créer. L’épreuve nécessaire a préparé des<br/>fruits différents qui ne demandent qu’à mûrir à la saine<br/>clarté du soleil. Ce que l’on a souffert reste loin dans les<br/>fonds d’une eau dormante qu’il ne faut pas troubler.<br/><br/>Des audaces, des errements multiples, des tentatives<br/>hardies, il reste l’expérience qui permet de progresser. La<br/>force demeure aussi d’avoir eu le courage d’être soi-même,<br/>et c’est le premier facteur d’une heureuse continuation.<br/><br/>3 2<br/>
<br/>
<br/>
Y<br/><br/>Picabia sportsman retient notre attention. L'automo-<br/>bilisme fait partie de son activité depuis vingt ans autant que<br/>les voyages. La fantaisie charmante et libre a toujours dirigé<br/>cet homme avide d'espace et varié à l'infini sa carrière de<br/>peintre. Le changement, le mouvement, l’évolution constante<br/>restent les qualités d’un cerveau qui entraîne loin ceux qui<br/>le suivent et qui du moins tient nos regards fixés très haut<br/>dans les sphères de Utopie.<br/><br/>De l’œuvre considérable de Picabia il me reste l’impres-<br/>sion lumineuse de ses beaux paysages, que les sujets viennent<br/>des bords de la Méditerranée ou des sources du Loing. Je<br/>garde une vision brillante de ses figures en plein air, de ses<br/>fleurs, de ses natures mortes : de la couleur, de l’ambiance,<br/>du soleil, c’est la compréhension profonde et très aiguë de<br/>la nature. Je réjouis mon esprit autant que mes yeux de la<br/>Procession à Séville, encore frappée du synthétisme qui<br/>marque pour l’avenir le point de départ de toute une Ecole.<br/><br/>Avec une palette comme celle de Picabia, on ne s’arrête<br/>pas de peindre. On peut adorner ses loisirs de mille façons,<br/>se reposer, forger des cités futures, d’art et de conception<br/><br/>33<br/><br/>[5]<br/>
d’art, mais on ne tue pas en soi, par le paradoxisme, l’artiste<br/>vigoureux qui s’est révélé et maintenu par tant de tableaux<br/>remarquables.<br/><br/>Que Francis Picabia soit orphiste ou dadaïste, toutes<br/>dénominations sauvages, que nous importe ! La fiction a son<br/>utilité. Quand le grand artiste retrouvera la joie de peindre<br/>et qu’il produira encore, selon son art, d’autres oeuvres, qui<br/>songera à lui demander si par hasard il ne serait pas bou-<br/>dhiste ou autre chose ?<br/><br/>Je forme un souhait en terminant cette étude sincère<br/>d’un talent qui a droit à toute notre admiration, celui<br/>d’avoir éclairé ceux d’entre mes lecteurs qui ne connaissent<br/>Picabia qu’à travers les coupures de presse consacrées au<br/>mouvement Dada et ceux qui ne veulent le considérer que<br/>comme tel. Ils s’étonneront un peu de leur ignorance ou de<br/>leur parti-pris et s’empresseront de comprendre le peintre<br/>étonnant lorsqu’il offrira comme aujourd’hui quelque réjouis-<br/>sance à notre sens artistique.<br/><br/>u<br/>
CATALOGUE DES OEUVRES<br/><br/>DE<br/><br/>FRANCIS PICABIA<br/><br/>EXPOSÉES A LA GALERIE DE LA CIBLE<br/><br/>DÉCEMBRE 1920<br/><br/>1. Dame au Chapeau.<br/><br/>2. La Danseuse.<br/><br/>3. Le Fou.<br/><br/>4. Portrait de jeune Fille.<br/><br/>5. Camille Pissaro.<br/><br/>6. Flamenca au Châle noir.<br/><br/>7. Le Canal de Saint-Mammes.<br/><br/>8. Flamenca à la Rose rouge.<br/><br/>9. Flamenca au Châle vert.<br/><br/>10. La Catalane.<br/><br/>11. Portrait de Toréador.<br/><br/>12. Toréador Andalou.<br/><br/>13. Andalouse au Châle jaune.<br/><br/>14. Femme nue.<br/><br/>15. Bohémienne.<br/><br/>16. Petite danseuse de Cadix.<br/><br/>17. Ma Novia de Séville.<br/><br/>18. Nubilité.<br/><br/>19. Tête d’étude.<br/><br/>20. La Femme maquillée.<br/><br/>21. Portrait de jeune homme.<br/><br/>22. Tête d’actrice.<br/><br/>23. La Femme aux boucles d’oreilles noires.<br/><br/>
24. Jeune fille des Philippines.<br/><br/>25. Prostituée de Séville.<br/><br/>26. Femme à la mantille.<br/><br/>27. Duègne.<br/><br/>28. Danseuse russe.<br/><br/>29. Femme aux bas noirs.<br/><br/>30. Étude de nu.<br/><br/>31. Étude de tête.<br/><br/>32. Les Poules.<br/><br/>33. Tête d’homme.<br/><br/>34. Croquis, homme nu.<br/><br/>35. Croquis, homme nu.<br/><br/>36. Femme nue.<br/><br/>37. Femme nue.<br/><br/>38. Tête de femme.<br/><br/>39. Flamenca.<br/><br/>40. Martigues, aquarelle.<br/><br/>41. Montigny, aquarelle.<br/><br/>42. Église de Montigny, aquarelle.<br/><br/>43. Femme nue.<br/><br/>44. L’Enfant Carburateur.<br/><br/>45. La peinture est comme la musique.<br/><br/>46. Petite solitude au milieu des soleils.<br/><br/>47. Novia.<br/><br/>48. Révérence.<br/><br/>49. L’Acrobate.<br/><br/>50. Force comique.<br/><br/>51. Le Zèbre.<br/><br/>52. L’Anonyme.<br/><br/>53. Alphonse Davanne.<br/>
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ACHEVÉ D'iMPRIMER PAR MAURICE DARANT1ERB<br/>A DIJON LE 9 DÉCEMBRE I92O. l'ÉDITION SE<br/>RESTREINT A MILLE CENT EXEMPLAIRES AINSI<br/>RÉPARTIS I DIX HORS COMMERCE MARQUÉS DE<br/>A A J, SUR CHINE; CINQUANTE SUR PUR FIL<br/>LAFUMAj NUMÉROTÉS DE 1 A 5o ; MILLE<br/>QUARANTE SUR VERGÉ TEINTÉ, NUMÉROTÉS<br/>DE 5l A IO9O.<br/><br/>Exemplaire n° 5o<br/><br/><br/><br/>
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