LE CRAP0U1LL0T
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Contes de la grande Guéguerre
Mariage du Soldat
Le
PAR LÉON WERTH
Clavel est assis sur son lit, dans sa petite chambre
parisienne. Il songe que dans deux jours sa permission
sera terminée et qu’il faudra repartir là-bas. 11 voit défiler
dans son esprit les fantoches grotesques et sinistres de
son régiment : Le colonel à moustaches de matou, qui lit
la Croix, distribue des médailles bénites aux soldats
pendant l’Office et punit de trente jours de « pelote » les
fidèles qui ne l’ont pas salué réglementairement à la sor
tie des vêpres — ce galonné épileptique vit dans une
bizarre intimité avec l’aumônier à face d’étrangleur d’en
fant (qui passe pour détrousser les cadavres au poste de
secours et achever les blessés) et se fait cyniquement
entretenir par son secrétaire, un riche boursicotier israé-
lite qui ne se maintient dans son filon qu’en perdant
chaque jour d'énormes sommes au jeu. Clavel pense avec
un frisson d’angoisse qu’il lui faudra de nouveau subir
les observations du capitaine Marvejouls, un ancien
souteneur devenu mouchard puis agent des mœurs et. dont
la grande guerre a fait un traîneur de sabre, lecteur de
YEcho de Paris; et endurer les injures du lieutenant
Capini, dit « Au falot ! » un ignoble Corse, ancien employé
de chez Richer, qui, à chaque offensive, totalement ivre,
tire des coups de revolver dans toutes les directions,
tuant plus souvent ses hommes que des ennemis... et aussi
l’affreux adjudant Fiick, un rempilé aussi couard que
méchant, condamné jadis dans une sale affaire de mœurs,
et qui se venge de sa pourriture physique chaque jour
plus avancée en terrorisant les bleuets, leur assénant sans
merci de grands coups de matraque sur la nuque, ou les
jetant à terre et leur piétinant sauvagement le bas-ventre,
s’ils ne mpttent pas correctement l’arme sur l’épaule.
Quant à ses compagnons de misère, parlons-en des « vail
lants poilus » : des imbéciles et des brutes, sournois et
voleurs, assez lâches pour n’avoir jamais encore eu le
courage de refuser de se faire tuer.
Clavel voudrait être assis à l’ombre des forêts.
Dans deux jours il reverra la guerre, cette guerre qu’il
espérait faire à la manière des soldats de l’an II et qui
s’est révélée à lui comme la plus systématique des bou
cheries. — Il retrouvera le front-caserne, avec ses dégoû
tants cantonnements à paille pourrie, souillée de crachats
et de dégueulis rosâtres. Clavel pense aux lugubres mon
tées aux tranchées où le troupeau humain semble suivre
son propre enterrement, aux attentes sinistres, avant
l’attaque, dans l’aube blafarde, puis aux bonds dans la
boue d’hommes soûlés à l’éther, se précipitant en avant,
sous la menace des revolvers des chefs, et fous de terreur
parce qu’ils savent qu’un barrage de 75 suit pas à pas les
vagues d’assaut, pour tuer les lâches qui resteraient en
arrière et pour achever les grands blessés désormais inu
tilisables, qui ne pourraient qu’encombrer les locaux du
service de santé et coûter à l’Etat des pensions exorbi
tantes. La guerre, c’est un bagne où des forçats fra
ternels sont contraints de s’entre-tuer, sous la menace
de mort de leur garde-chiourme, pour qu’à l’arrière les
gros puissent gagner des milliards en vendant des
engins de mort tout en excitant les petits au carnage.
PAR RENÉ BAZIN
Après la messe du matin, où il s’était pieusement
approché de la Sainte Table, Jean s’assit sous le tilleul
centenaire qui ombrage une croix et regarda à ses pieds
la plaine bleuâtre où levaient les semailles. Sa permission
finissait dans deux jours, et déjà, l’homme simple et pur,
arraché au terroir, revoyait les champs de l’Est où se
consommait le grand sacrifice intimement consenti. Les
nobles silhouettes familières se dressaient devant son
âme : le colonel, ce héros sobre et dou.x, qui, chaque
dimanche, montait les marches de l’église campagnarde
trouée d’obus, et qui rendait aux hommes leur salut d’un
geste plein d’une si haute gravité, ce chef dont le regard
était comme un puits de ferveur et d’abnégation où se
rafraîchissaient les cœurs épuisés. Jean revoyait aussi
l’aumônier, figure religieuse et militaire à la fois, homme
de bataille et de foi, consolateur des mourants, flamme
des timides, et dont les bras, quand il officiait dans les
bois, semblaient contenir tout le ciel ; le capitaine Marve
jouls, rustique et jovial ; le lieutenant Capini, l’entraî
neur d’hommes, à face mate et nette, que la bataille
illuminaitd’une sorte d’exaltation miraculeuse; l’adjudant
Flick, nourri des traditions de l’antique discipline fran
çaise, à la fois rude, profonde et paternelle, et en qui les
bleuets, encore parfumés de l’odeur et de la candeur du
terroir natal, trouvaient un guide diligent sous l’écorce
rugueuse du vieux soldat. Quant à ses compagnons
d’obscure gloire et de renoncement, bien que quelques-
uns, élevés à l école laïque, n’eussent jamais approché les
Vérités Essentielles, et fussent infectés de ces doctrines
qui poussent à l’abîme le vaste peuple des tsars assassinés,
Jean ne pouvait songer à eux sans qu’une eau de
tendresse mouillât ses yeux; et il priait la Vierge afin
qu’elle intercédât auprès de son Fils et les ramenât dans
les chemins dont ils étaient dignes ^
Dans deux jours, donc il reverrait la guerre, cet
immense sacrifice collectif, ce bain de martyre et de
sainteté des nations. Il retrouvera le village organisé en
cantonnement, avec son église meurtrie, il sentira la
chaude haleine fraternelle du régiment. Montées aux
tranchées, où la boue et le feu, la souffrance et l’angoisse
sont envoyés par Dieu comme des épreuves sanglantes
et bénies! Assomption de tout un peuple pécheur et
racheté ! Sombre joie des attaques et don total de soi-
même! Grâces soient rendues à Celui qui régénère une
nation dévoyée dans le bain de la douleur et retrempe
son âme aux divins creusets de la mort! Et à l’arrière, les
femmes prient, dans la campagne, dans la ville, en public
et en secret, solennellement et particulièrement, afin
qu’une vague de foi viennent battre les hommes en péril,
les soutienne et les élève.
Une alouette chantait dans le ciel et le soleil luisait sur
le froment en herbe; Jean, assis sous le tilleul, laissait
flotter sa rêverie sur les riches labours que divisaient des
rubans de routes et sur les eaux dormantes de la rivière.
L’ombre de la croix de pierre s’étendait en travers de la
route blanche. Alors Jean vit monter vers lui Marthe, la
veuve du journalier Pierre Delormeau, mort depuis un