L’ŒUF DUR 13 6 dans le cadre d’une portière annamite, quand toute la famille s’allait mettre à table. Ce fut pour annoncer honnêtement qu’il avait perdu beaucoup d’argent, au jeu, d’abord, en diverses dissipations encore dont il ne se montrait pas fier, et par l’achat d’un brevet de photo graphie des couleurs dont il reconnaissait, trop tard, que l’exploi tation relevait du domaine des chimères. La duchesse fut admirable. — C’est bien, dit-elle, faites aujourd’hui ce qu’il eût fallu faire du premier jour. Abandonnez-moi toutes vos affaires, vivez sans plus de soucis et remettez-vous en à mon gouver nement. Je sauverai notre maison. Les enfants, Jean, Lys et Neige, se souvinrent toujours de l’émouvante fermeté avec laquelle leur mère articula ces der niers mots. Le duc tomba au pieds de sa femme et lui baisa les mains. Ce même jour M me de Montjoye fit jeter à la poste, par Economie, un billet à l’encre bleue sur du papier rose pâle, à l’adresse de M. Juste delà Paroisse, le directeur-propriétaire de la Revue des Quarante. Ce qui jeta ce critique bien pensant dans un abîme de félicité. La duchesse veillait à ce que son époux, devant Dieu, fut parfaitement pourvu en couleurs fines, pinceaux, crayons, brosses. Elle lui fit présent d’un magnifique chevalet mécanique commandé à Londres, d’un écorché colorié que le duc aima beaucoup trois jours et qu’il baptisa Théodore. Elle eut la bonté de lui procurer les plus jolis modèles. Economie avait mission de les régler. Le duc ne leur permettait pas même de se désha biller. Il leur faisait des contes héroïques et puérils, à la manière de Villiers de l’Isle Adam, ou bien les abrutissait du récit des prouesses de gens célèbres, du genre Maupassant, à la Gre nouillère. Plus tard, il informa la duchesse, qui n’insista pas, de son intention de peindre rien que des natures-mortes. Il ne reçut plus de modèles et, sans rien peindre du tout, il passait ses journées, à cropetons, par terre, au centre de l’atelier, à tailler des crayons jusqu’à se taillader les doigts. Alors, il demeu rait là, à sucer son sang encore vif. Un soir on le trouva mort, le canif d’une main, un débris de Conté ensanglanté de l’autre. La duchesse le plaignait chrétiennement mais se consola sans effort. Sa mélancolie venait d’ailleurs et précédait de plusieurs mois la fin misérable du gentilhomme. Certes, le duc n’était plus depuis longtemps d’un entretien coûteux, mais M. Juste de la Paroisse avait perdu beaucoup de son patri moine et des bénéfiices de la Revue des Quarante dans l’affaire de Y Encyclopédie catholique.