23 L’ŒUF DUR — 13 FRANCIS GÉRARD Comme on met son bonheur dans le feu Comme elle lui apportait une pêche sur une feuille verte, le fruit glissa de l’assiette de faïence. Comme elle s’incli nait pour le ramasser, il tendit aussi la main et leurs têtes se rencontrèrent. Elle releva le fruit et le donna en souriant. Il vit qu’elle avait les cheveux dorés et, sur le visage, une égale et fraîche douceur. Il la suivit du regard tandis qu’elle s’en allait vers les autres tables. « Avez-vous remarqué, dit-il à son compagnon, comme cette fille est belle. Le charme qui se dégage d’elle est sain et reposant. On voudrait l’étreindre pour s’y brûler et goûter enfin dans ses bras un bonheur calme et large. Ses gestes, son sourire sont sereins et profonds. Les vaines agita tions doivent y trouver une ampleur et une puissance qui mènent aux beaux équilibres. On voudrait après l’avoir aimée dormir près de ses jambes. — Il est vrai, cher vieux, dit son commensal plus âgé que le jeune seigneur, que les femmes échappent mieux que vous aux distinctions de classe. Leur style plus flou ne subit pas les empreintes des vêtements ou des attitudes. Cet air de grande dame ou de sainte étonne chez la fille d’un paysan. Leur chair, plus tendre, efface les traces du joug sitôt qu’on le retire. Mettez-la nue, vous aurez une déesse. » Le chanteur s’assit auprès du poêle et commença à chan ter. Il fit claquer les pierreries et le fouet du cocher, le trésor des gemmes était perdu dans le ruisseau, le cygne pris au piège par l’algue près d’un vieil almanach oublié dans l’étang, le gros lot était gagné par un moribond à l’hôpital, la vierge jouait avec les voyous au bas des affiches rouges et vertes, et le vent effeuillant la dernière rose, portait les pétales dans les mains de l’aveugle. Quand il eut fini les hommes applau dirent en heurtant les verres avec leurs fourchettes. Il reprit le dernier thème, la vierge morte de froid pour s’être dégrafée devant le mendiant. La jolie fille portait à la table voisine des poissons confits