L’ŒUF DUR — 13 32 Un peu plus tard, de retour à Paris, je ramenais volontiers mes pensées vers Madeleine. Je souffrais alors de maux assez factices dans une passion pleine de difficultés intellectuelles et incessamment contrôlée par des réflexions livresques, pour une jeune et belle Athénienne. Mes amitiés elles-mêmes discutées et revisées dans d’interminables conflits me faisaient une vie troublée d’orages intérieurs et sans issue. Je m’épris de nouveau de Madeleine par goût d’apaisement : je me souvenais avec dou ceur de l’importance qu’elle avait dans l’histoire de mes senti ments et d’un autre côté, — comme entré par une porte déro bée (cette même porte dont ma maladresse de septembre avait ouvert le loquet) — croissait le désir de cette taille étroite et charmante dans laquelle la volupté devait s’inscrire avec d’imperceptibles et d’infinies répercussions, de ce front dur sous lequel se cachait un esprit têtu et farouche qui avait subi avec dégoût les vains examens et n’avait entassé un peu de cul ture que pour douter de la vie et de l’amour. J’ajoute que j’étais à cette heure gauche où, petit garçon troublé par les métaphy siques, je chiffrais l’intérêt que je portais pour les femmes d’après des valeurs strictement intellectuelles ou sensuelles, et où j’oubliais, par schématisation des choses de l’amour et par basse vanité des conquêtes féminines, ces solutions ingé nieuses et faciles qu’apporte aux débats du cœur la fréquen tation de ces femmes plus ou moins mercenaires, mais qui per mettent la liquidation à bon compte, — bien que n’excluant pas toute nuance, — des stocks sentimentaux encombrants et peu personnels. Un soir de décembre, travaillant à la bibliothèque de la Sor bonne, je pensais avec insistance à Madeleine. Une pensée pesante presque physique qui meurtrit comme une névralgie et reten tit avec précipitation dans l’organisme, une pensée molle qui offre peu de prise à l’analyse, endolorit sans faire réellement souffrir, et, d’un caractère si tenace et si morbide, qu’elle égare sur son intensité. En sortant j’aperçus Madeleine. Cette écla tante présence acheva de me bouleverser et je me précipitai sur ses traces. Soit hâte de prendre un tramway, soit ennui de se sentir poursuivie, Madeleine courait et je courais aussi avec le souci de ne pas être trop remarqué. Une tristesse lourde m’étrei gnait. Ce boulevard Saint-Michel que j’avais si souvent arpenté avec la joie de ma jeunesse, le goût des idées et l’assurance de mes gestes, s’effaçait en un instant ; il allait devenir, entrevu dans l’élan maladroit d’une course désordonnée, et souillé par la brume de décembre, un panorama blême et indiffé rent d’une heure bien pauvre et cependant solennelle. Je rejoi gnais Madeleine au carrefour Médicis et je me rappelle encore