L’ŒUF DUR — 13 36 habitude de prononcer ces deux phrases, c’est même à cela qu’on le reconnaît entre Nice et Menton. J’ai donc pris un second déjeuner avec eux : je me porte si bien ici, au milieu des pins, de la mer et des femmes à peine sages. Pour ne pas me croire obligé de raconter n’importe quoi, je me suis mis à crier en dégustant une tomate crue. « Oh ! les symboles ! » Sabine est comme ça : elle ne vit que pour les symboles. Elle seule a parlé, et tout le temps des symboles. Je ne me rappelle plus ce qu’elle en a dit ; mais elle est vraiment comme ça. Quand elle trouve qu’on a l’esprit étroit, elle ouvre la fenêtre. C’est ainsi qu’elle a tué un de nos amis, poitrinaire, qui avait eu l’impru dence, inintelligent comme il était, d’aller la voir en plein hiver à Copenhague. Elle m’a retenu toute l’après-midi au Cap Ferrât. J’avais une envie sincère d’aller me perdre dans les a-pics des rochers et de plantes à demi-sauvages qui trempent résolument leurs pieds dans l’eau salée. J’aime voir de près l’écume et le papillo- tement des petites vagues au soleil. J’aime plonger mes mains dans la mer. J’aime regarder loin devant moi sans autre obs tacle que la lassitude de mes yeux, ou celle du monde à aller tout droit pour que je puisse le voir très loin. Peines perdues que tous ces amours. J’ai dû jouer au bridge. Les cartes étaient souples, luxueuses, la vérandah aussi, et encore mes partenaires ; mais je tournais le dos à la nature. Manoël von Ritter me laissait jouer avec trois femmes, Suzanne et deux de ses amies. — Suzanne, par contenance, a des amies au bord de toutes les mers. Une de mes partenaires me sembla précieuse, Annie Rolland. Vers quatre heures nous interrompîmes le jeu. Des violons, des tasses de thé fumantes, des Parisiens ceintrés, des courtiers de Marseille à la lèvre lippue et à l’air de tout avoir dans la poche, et des femmes puant l’ambre et le Chypre enva hissaient la vérandah : l’heure de la danse et du rêve. Annie Rolland, se levant, me sourit avec beaucoup de douceur. «Vous dansez ?» — « Oui, au coucher du soleil, cela ne manque pas d’antiquité. » Le premier violon, de temps en temps nous demanda sa route. De vieux Ecossais nous prenaient pour le couple exhibition de l’endroit. J’écoutais Annie, mais elle ne parla pas. Après la dernière dissonance, seulement, elle a ouvert la bouche : « Commandez deux glaces, je vous prie, et appelez-moi Annie. Nous sommes déjà de trop vrais amis pour mettre des lieux communs entre nos noms et nous. » — « Vous avez raison, Annie, mais après vos glaces nous aurons envie d’une courte promenade. » Quand nous sortîmes, les pins tordus et les aloès essayaient des poèmes chinois, en noir sur or pourpré. L’odeur saline de