L’ŒUF DUR — 13 46 toute l’attention de notre tact à sentir passer, à travers nos doigts presque croisés, le peu de vent qu’il y avait. Quand le soir vint, avec une froideur nouvelle, nous retour nâmes à l’hôtel du Cap. Manoël et Suzanne Vié nous y accueillant avec des mots peu aimables, nous accusaient de leur avoir, comme disait Manoël « posé un lièvre », parce que sans nous ils n’avaient pu bridger. L’heure du dîner, empêcha une dispute vaine. Nous parlâmes, à tour de rôle, de nos proches départs, moi le premier, puis, le lendemain les Rolland, puis von Ritter, et Suzanne la dernière ; mais nous nous nourrissions tous à rudes dents, comme si le vide que nous voyions se préparer en nous n’eût pas été sentimental. Après le dîner, M me Rolland me prit par le bras et m’en traîna dans un coin. — Vous savez, monsieur, que ma fille est fiancée. Depuis les âges les plus lointains, toutes les Rolland se sont mariées vierges : n’insistez pas auprès d’Annie. Moi, monsieur, je n’étais pas une Rolland. Et elle ajouta plus bas : — Si vous voulez essayer de moi, plutôt. Je ne marquai aucun étonnement et la priai seulement de parler plus haut, à cause d’une congestion de l’oreille que j’avais tous les hivers. Elle allait répéter quand Annie, qui nous surveillait, nous rejoignit. — O maman, ne me prends pas mon amoureux. M me Rolland eut un sourire pénible, une sourde envie de lutter, mais nous laissa après avoir caressé le menton d’Annie. — Quelle inconsistance, Jean-Pierre, que ma mère, mais ne me jugez pas là-dessus, et montez vite vous coucher, car j’ai sommeil et j’aime mieux monter sur vos talons que de vous sentir sur les miens. Je pus lui obéir sans embarras car l’excuse de mon voyage à préparer parut bonne. Il y eut comme une répétition d’adieux. Je montai mes deux étages, m’engageai dans mon couloir, mais arrivé devant ma porte je poussai la porte de l’autre côté du couloir et me trouvai dans la chambre d’Annie. Il y avait là une odeur extrêmement ténue d’alcool et de poudre de riz. Des toiles de Jouy pendues au mur les avaient drôlement parés. Je traînai un fauteuil épais vers les croisées et m’y cachai dos à la chambre avec, sur les genoux, un cahier enlevé à la table, en passant. La lune qui avait éclairé mes démarches, engueulée par un nuage-dragon, me laissa à l’obscurité. J’attendis