L’ŒUF DUR 14 26 se détacher. Par Jeanne m’était en quelque sorte donnée l’émotion culminante de la soirée et désormais les heures qui la précé daient s’harmonisaient, se déployaient comme un progrès pré cédant un terme magnifique. Instant privilégié; je me taisais. Je sortis. La lune bleuissait une nuit pure. O petite ville, me disais-je, comme dans ton ensevelissement apparent, tu dépasses les photographies faciles qu’on nous apprit à tirer de toi, les desseins cupides, la diplomatie minutieuse de tes habitants, comme tu sais donner des leçons plus humaines et sur les derniers thèmes de la vie moderne broder d’exquises et souples varia tions. Une grande satisfaction d’aimer m’emplissait et je pen sais avec respect à mon père. J’allais vers lui : je le trouvais assis près du feu, goûtant le silence et comme se lisant à voix basse sa vie. Des incompréhensions s’annulaient. Nos souhaits s’échangèrent presque tacitement : les mots s’effaçaient sur nos lèvres pour ne laisser filtrer que de la tendresse. Je m’endormis lentement ; le rythme bref et amer de Dream- land s’obstinait un instant à mordre mon sommeil puis s’adou cissant, faisait un pacte avec lui, se glissait dans mes rêves. Débordant le seul désir de chair, ma sensualité inondait mon corps tout entier et me berçait ; Marcelle et Jeanne quittaient la vie et s’en allaient chercher de vieux sujets de légendes. Dans la chambre planait comme le sentiment d’une muette libération. Paris, 27 mai 1923.