L’ŒUF DUR 14 28 poche, de la maîtrise, et d’un geste bref il avait appâté la fille, conclu le marché et emmené Jeannine dans son petit appar tement de journaliste. Elle l’avait suivi, obéissante et lasse, un peu écœurée par cette manière qu’il avait eue d’afficher sa condition de femme publique, un peu surprise de ce silence assuré, de cette négligence des étapes menteuses et des fadeurs consacrées, mais surtout pleine de respect pour cette volonté prompte à s’exprimer et à commander. La nuit s’écoula, rapide et heureuse. A jamais elle martela l’âme de Justin Porchère ; et, un instant, Jeannine put respirer des parfums d’une volupté saine, revivre de vrais bonheurs d’amoureuse dont ses clients habituels, grêles ou pervers, l’avaient toujours sevrée. Justin, ses besoins satisfaits, n’avait jamais jusqu’ici cherché à approfondir les mystères de tendresse intime qui entourent l’acte de chair et la médiocrité comme l’égoïsme de ses amies l’avaient accoutumé à une froideur morose dans le plaisir et à une véritable solitude des corps enlacés ; devant Jeannine, dans l’heureuse fatigue d’une nuit jeune sans obscé nités pauvres comme sans mélancolie, mais toute papillottante de frémissements, d’émotions douces, il devina une ingéniosité tendre, une bonne volonté familière, modeste, presque frater- elle, dans sa maîtresse d’un moment, et, sur les fantaisies mêmes de leur sensualité planait une gravité apaisante et sou riante. Jeannine, émerveillée de cette force et de cette igno rance de son amant, remontait vers des pensées plus fraîches, des joies charnelles plus pures, et retrouvait sa destination naturelle d’initiatrice humble et joyeuse. Quand Justin Porchère s’éveilla au matin devant le soleil qui jouait à travers les rideaux de sa chambre, il lui sembla que d’innombrables duretés qui avaient retenu et fripé sa vie, se fondaient : une fluidité insoupçonnée s’agitait en lui : par la grâce de cette nuit vénale, il avait aimé. II Justin reprit sa tâche quotidienne, mais désormais quelque chose d’indistinct et de brisé grondait au dedans de lui ; et les assises sur lesquelles reposaient sa vie étaient ébranlées. Ces heures charmantes et fortes qu’il avait passées avec Jeannine provoquaient d’indéfinies résonances et cependant Justin n’avait pas cherché à renouveler cette expérience : elle s’était présentée à lui à la fois comme définitive et incomplète ; elle avait réveillé un instant l’activité de tout un vaste clavier d’effusions que Justin ignorait, mais, cette première symphonie une fois jouée,