29 L’ŒUF DUR 14 le clavier restait à peu près muet, laissant néanmoins des possi bilités, très riches mais incertaines, dont la présence plutôt devinée que sentie blessait Justin comme une mutilation vague mal localisée. Porchère avait rompu avec ses maîtresses et, sans d’ailleurs y réfléchir, était revenu à une chasteté absolue. Par un curieux détour des choses de l’esprit, cette ascension triomphale et sereine vers la volupté qu’avait marqué la der nière étape amoureuse de sa vie, avait fait pour lui de la volupté même une sorte de point mort, mais elle avait sapé les bastions intellectuels dans lesquels il enfermait sa sensibilité raisonneuse et analytique ; agacé, Justin était revenu à ses livres, aux sensua lités du xvm e siècle, il avait multiplié les marches et les contre marches sur ce terrain de dissection facile qui lui était cher ; il avait révisé son dédain des métaphysiques et tenté de revi vifier ses honnêtes espérances d’un court rationalisme. Mais en vain : des brûlures s’associaient à son raisonnement, et, au milieu de cette fièvre morale qui le gagnait, Porchère assistait, stupéfié, à la ruine de cette force, de cette simplicité dont il avait si souvent tiré une joviale fierté. Une veille de Noël, à la tombée du jour, Porchère, ses articles terminés, laissait errer ses regards sur un catalogue de jouets chargé d’images colorées, de saveurs enfantines. Justin atta chait peu de prix à ces nostalgies sur les premirèes heures de la vie ; sorti très vite de l’enfance et pauvrement élevé, il ne voyait dans les réminiscences redondantes des fantaisies du premiér âge qu’un luxe bourgeois assez plat, une sotte façon de s’attendrir. Cependant, ce soir-là, tourmenté par de nou velles inquiétudes, il avait besoin, sinon de revenir amicalement sur son passé, du moins de mettre un accent quelconque sur cette atmosphère de fête, sur ce Noël dont la joie lui revenait par bouffées et ramenait des pâleurs, des confusions dans son esprit ; et la nécessité de décider s’imposait à lui. Le mariage ? Il revoyait des étudiantes hautaines et laborieuses ; de quelques salons qu’il avait fréquentés se détachaient des impressions élégantes : des doigts fins autour d’un sucrier, une amabilité froide, une certaine estime admirative pour sa valeur, mais quelque chose de lointain, d’irréductiblement étranger ; et, à l’idée de la vie matrimoniale, Justin n’apercevait qu’une longue suite de responsabilités lourdes et maussades, de fausses tendresses, des aigreurs sourdes impossibles à éviter. Harassé par ce chassé-croisé continu de pensées sans issue, Porchère résolut (moyen quelconque d’occuper son esprit) d’aller entendre la messe de minuit à Saint-Sulpice. Porchère était à peu près étranger à la religion : il avait hérité de son tempérament et de ses lectures une certaine horreur pour