41 L’ŒUF DUR — là La Marne, à Charentonneau, est une bien jolie rivière, calme comme moi. Elle coule toute en profondeur, de l’est à l’ouest, selon les rites, avec de la belle pâte et le meilleur dessin. Peu pliers et platanes la pénètrent de feuilles et de racines. Berges peuplées de maraîchers et de gargottes ; sur une pelouse en pente, un troupeau de tonneaux de vin va s’abreuver à l’eau ; hangars en série et villas bourgeoises ; filles à pain et mauvais drôles couchés dans un beau gazon nourri de merde ; des Poul- bots dans tous les coins ; casquettes lilas haridelles et ingénieurs ; enfin l’indispensable péniche ; voilà les bords de la Marne 1 (Nota : que si le tableau est inexact ou incomplet, je prie qu’on ne s’en prenne qu’à moi !) Alice, Corne et Choléra s’occupent de couture, de broderie. Elles passent les soirées ensemble, tantôt sur des chaises à l’ombre d’un platane, tantôt sous le hangar, tantôt sur la péniche. Je les vois venir, lentes, les tailles en accordéon. Elles sautent dans la péniche avec des cris de putois qu’on pèle. Les voici assises sur des planches pourries. Elles cousent avec du fil ou lisent avec leurs mains. Il fait chaud et âpre, un de ces vents du sud qui hantent les robes. Après-midi enceinte de quelque orage. Elles travaillent, causent. La tiédeur de l’air redouble. Elles ont des soupirs larges comme la cathédrale de Cologne. Et ces regards tout à coup aigus comme des serpents, puis qui s’enroulent comme des serpents autour des orbites ! Bientôt, Corne délaisse son ouvrage, s’approche encore d’Alice. Elle lui prend les bras, la taille. Leurs deux haleines rendent tiède l’atmosphère de Paris jusqu’aux portes de Versailles. C’est un de ces instants où le moindre geste d’un homme ou d’une petite fille se propage et se répercute jusqu’à l’infini en passant par Melbourne, Chandernagor, l’un des deux pôles et la Grande Ourse. O Alice, ô Corne, je me trouble depuis mon cœur jusques .à ma plume. Le vent du sud grince dans les amarres, grince dans vos oreilles. Tout grince ! Choléra est silencieuse et soli taire, les deux mains à plat sur les genoux. Et toujours ce vent du sud, si étrangement pâle ! Il y a des postures équivoques, des désirs incommensurables, des gestes sous-marins. Et cette immobilité des trois fillettes, cette immobilité faite de dix mille mouvements ! Alice et Corne enlacées sont graves et tristes, tristes et graves, graves et tristes. Le vent du sud brûle pour la péniche d’un amour épouvantable 1 Un autre jour, les trois filles sont dans la cave Carqueloune. Elles aiment passer là les soirées chaudes, dans cette fraîcheur de plâtre, dans ce vaste entrepôt humide, accablé de pompes et de futailles. Elles s’étendent à même le sol, sur la terre glaise, et leur groupe forme un triangle. Des effluves vineuses surgissent