L’ŒUF DUR — 14 46 Dans les pièces d’eau, les poissons se soulevaient avec la compli cité des cygnes. Les chiens libres s’accouplaient à l’ombre des réverbères, puis s’agençaient des chenils sous les fusains avec des pétales de roses. Les colombes tombèrent dans la débauche, et les ânons même forniquaient. Les herbes folles fraternisaient dans les plates-bandes avec les sages. Les fourmis se préparaient pour les grandes invasions. Les chats, repus de merles, se léchaient respectueusement les pattes, assis sur les épaules des statues, Il vint des mulots, des lézards, des vers de terre et des pies. Un pullulement de moustiques dévorait le soleil. La terre fré missait d’une vie intense et nouvelle. Et il ne laissa pas de se glisser dans ce nouveau Paradis quelque calme serpent bleu, dardant sur le vide ses immobiles yeux d’or. Et Eve ?... La voici ! Elle se tient debout devant le bassin maléfique où elle effeuille une rose d’infante. Elle est pâle et maigrichonne, avec un nez bourbonnien et des poignets d’argent. Je l’aborde, et elle me conte son histoire : — Elle s’appelle Conception, mais est peu immaculée. Son amant vient de mourir (du choléra naturellement) et elle craint que l’enfant qu’elle porte dans son sein ne soit lui-même enclin à l’affection paternelle. Pour tout dire, elle cherche une... com ment dirai-je ?... une avorteuse. Mais elles sont toutes mortes dans l’accomplissement de leurs fonctions. Je ne puis jouer moi-même les rôles tragiques !... Conception m’enchante par cet air de parodie qui lui sied tant lorsqu’elle écarte en triangle les traits de sa bouche pour un sourire sans vergogne. On dirait un lézard vertical. Elle m’offre des pistaches, et je lui donne des douros. Du coup, elle m’accable de ses pistaches, qu’elle sort de sa robe. Je les mange docilement dans sa main. Une main ? si l’on peut dire ! C’est une conque de nacre, une coquille d’écaille, un vase de porcelaine, une vasque de marbre, etc., etc... Concep tion sourit en regardant son ventre. Elle avale les douros et gigotte en fredonnant un air obscène. Bientôt, je succombe sous les pistaches. Je pleure et je casse mes genoux. Bref, je me jette à l’eau ! — Conception ! Je revins souvent devant ce bassin obscène. Conception n’y était plus. Elle était morte le soir même dans mes bras) pas d’amour, du choléra, quoi !). Je faisais vingt-cinq fois le tour du bassin, puis je m’arrêtais, je faisais le signe de la croix. Je fouettais l’eau avec ma canne, et je crachais dedans. Les jours de fatigue, je m’asseyais sur la margelle, et avec mon doigt je faisais des ronds dans l’eau.