L’ŒUF DUR
U
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il
Une sauterie devait avoir lieu chez Jacques Heurtain et je
savais que toute la bourgeoisie de la petite ville se donnerait
rendez-vous dans le salon du vieil hôtel enfoui sous le lierre et
d’ordinaire endormi dans une monotonie délicate, mais imprégné,
durant quelques jours d’hiver, d’une vie un peu frémissante,
artificielle et barbare. Ce salon m’était cher : c’était là, dans
une atmosphère ample d’une richesse ancienne et presque austère,
qu’avaient passé, rapides, railleuses (dispensatrices savantes de
cette moquerie superficielle qui attriste sans déchirer) quelques
jeunes filles qui avaient peuplé ma pensée au temps de mes
premières relations amoureuses et qui tantôt par leur sensualité
bouleversée, avaient renouvelé de fiévreuses espérances, tantôt
avaient provoqué des adorations secrètes, des symphonies
blanches (d’une moiteur subtile et simple) qui m’enrichissaient.
Sans doute, là encore, dans ce milieu assez complexe, intrépide
et joyeux de jeunes danseurs opulents et provinciaux, j’étais
— par raideur d’esprit et par pudeur de ne pas vouloir jouer
à un jeu dont on connaît à peu près la règle, mais qui blesse
un certain amour-propre intérieur — un étranger. Cependant
j’avais pour ce spectacle qui m’était parfaitement extérieur
une passion d’enfant, une sorte de tendresse gourmande.
J’allais chez Jacques. Solitude pour solitude, pensais-je avec
quelque lâcheté, je préfère aux caresses d’une maîtresse qui
m’ignore la soirée bourgeoise qui m’est offerte, une longue sensua
lité, engourdissante et amollie, une rêverie saccadée qui s’épa
nouit durement au rythme des chansons américaines, et, dans
l’ombre incertaine projetée par l’encoignure du salon, sur le
clavier du piano qui tremble, une main jeune qu’on imagine
criblée de baisers et qui ressuscite d’orageuses timidités.
III
Minuit sonna, nous apportant une année nouvelle. J’avais
à la main une coupe d’un champagne sucré dont la saveur dou
ceâtre nouait sur les lèvers une longue et intime tristesse. J’aper
cevais André May qui déjà se modelait sur les fantaisies de
l’heure, distribuait avec aisance des vœux et paradait dans
son plaisir de vivre. (Je savais que, dans une ville de garnison,
une fiancée « compréhensive », comme il disait, liquidait ses
péchés de jeunesse, et tout de suite il s’installait avec une orgueil
leuse souplesse dans son bonheur.) Je pouvais voir aussi la
petite aimée d’un jeune gentilhomme campagnard sortir de