L’ŒUF DUR — U
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deviens pas, tant pis ! Le sage dit que la gloire n’est que vanité,
comme la vie d’ailleurs.
Elle prit les ciseaux de son tailleur, et coupa son chignon.
— Que je suis misérable, dit-elle 1 Par amour pour mon
mari, voici que je me suis défigurée. Mais que ces ciseaux coupent
bien 1 Coupons encore, n’importe quoi 1 Cela a si peu d’impor
tance.
Alors elle coupa avec amabilité le cou à la fille de son premier
mari, et à celle de son premier amant, et à son propre fils Yvan.
— Que je souffre, dit-elle ; c’est inouï ! Et je suis infanticide I
Créer ou détruire, c’est toujours agir. Je vais peut-être devenir
illustre — ou aller en prison. L’eau et le pain, ce sont des habi
tudes. Le sage dit qu’on est pas mal en prison, ni mal nulle
part. Mais je préfère y échapper. J’ai heureusement des relations.
Et des amis. Je ne sais pas bien où ils sont. Il vaudrait sans
doute mieux partir.
Cependant la nouvelle se répandait dans le village, que Caro-
lamile avait déshonoré ses cheveux.
— J’expie, dit-elle. Mais je ne ferai pas repousser mes cheveux.
Ce serait trop long. Et je ne veux pas les attendre. Je ne reviens
jamais en arrière. Telle est ma philosophie. Je reste toujours
où je suis. Ce qui est arrivé n’advient pas. Et ce qu’on prévoit
n’arrive jamais. L’ordre, c’est le désordre. Il ne faut pas faire
de plan. C’est alors qu’on fait une œuvre. Je ne vais jamais
de l’avant.
Elle fut restée où elle était si son père ne se fut dressé devant
elle — en chemise, avec un bras et une grimace, — pour la
maudire.
— Malédiction, bénédiction, dit-elle. Ce sont des mots en
tion. Tous les mots en tion veulent dire la même chose, ou ne
veulent rien dire.
Elle se faufila entre les jambes de son père, et retrouva par
une porte dérobée son amie de pension.
— Je suis pour vous un scandale public, dit-elle, et je vous
cause bien des ennuis. C’est mon pauvre père qui ameute la
rue. Mais prêtez-moi, je vous en supplie, quarante sous. Vous
n’avez pas d’argent ? Moi non plus. Il ne peut donc rien vous
en coûter.
Elle prit en souriant sa fortune, et se paya un billet de troi
sième classe pour rejoindre le dernier amant de son dernier
mari. Ayant consulté une horloge, elle manqua son train.
— J’ai beaucoup de malchances dans ma vie, dit-elle. Pour
quoi mon train est-il parti à l’heure ? Toutes les heures de la
journée se ressemblent pourtant. Et le sage dit qu’il faut vivre
l’instant présent.