MAX JACOB
BLAISE CENDRARS
PHILIPPE SOUPAULT
HENRY DE MONTHERLANT
MAURICE DAVID
FRANCIS GERARD
MATHIAS LUBECK
JACQUES POREL
GEORGES DUVAU
PIERRE NAVILLE
LÉON PIERRE-QUINT
JOSEPH DELTEIL
La Dame au Cœur Saignant
Sonnets Dénaturés
Six et Cinq
La Visite Médicale
Les Oiseaux du Lac Stymphale
Boulevard du Maréchal Pasteur
Une Poignée de Romans
Loire
Premier Janvier
Naissance
Histoire delà Petite Carolamille
Demi-Lune et Epidémies
DEPOT PRINCIPAL AU SANS PAREIL, 37, Avenue Kléber
B
PARDON,
PARDONNEZ-NOUS NOTRE LONGUE ABSENCE.
NOUS REVENONS LES MAINS PLEINES ET DECIDES
A NE PLUS TANT MUSER.
QUE TOUS CEUX QUI NE L’ONT PAS FAIT NOUS
ENVOIENT VITE LEURS DIX FRANCS. QU’ILS ENGA-
GENT TOUS LEURS AMIS A LES SUIVRE DANS
CETTE BONNE VOIE.
LA MAIN DANS LA MAIN NOUS VAINCRONS.
L'Œuf Dur publie des vers et des proses de :
MARCEL ARLAND - FRANCIS CARCO -
BLAISE CENDRARS - RENECHALUPT- JEAN COCTEAU
MAURICE DAVID - JOSEPH DELTEIL
— TRISTAN DEREME - PIERRE DRIEU LA ROCHELLE
- HENRI DUVERNOIS - GEORGES DUVAU -
GEORGES FOUREST—GEORGES GABORY —
FRANCIS GERARD - JEAN GIRAUDOUX -
ROBERT HONNERT - MAX JACOB
Mi MONO JALOUX - MARCEL JOUHANDEAU —
GUSTAVE KAHN - VALERY LARBAUD —
MATHIAS LUBECK — PIERRE MAC ORLAN
- MAURICE MARTIN DU GARD
FRANÇOIS MAURIAC — FRANCIS DE MIOMANDRE
— HENRY DE MONTHERLANT — PAUL MORAND —
PIERRE NAVILLE — JEAN PAULHAN — PASCAL PIA —
LEON PIERRE-QUINT — RAYMOND RADIGUET —
ANDRE SALMON — PHILIPPE SOUPAULT —
ANDRE SPIRE - TRISTAN TZARA
C’EST LA REVUE DES BRAVES GENS
LE NUMERO DEUX FRANCS
ABONNEZ-VOUS A DIX FRANCS LES SIX
TRENTE EXEMPLAIRES SUR HOLLANDE
A TRENTE-CINQ FRANCS
EN DEPOT AU SANS PAREIL, 37 AVENUE KLEBER
1
L’OEUF DUR
MAX JACOB
Les deux arbres
A Jean Dubufjet.
Fumée, monstre d'argent sur un ciel bicolore
et des pleurs de soleil dans les nues qui l'adorent.
Arbres scellés au firmament
l’un ocellé quand l’autre oscille
ils ont la forme des anguilles
ils ont la forme de mon tourment
ils ont la forme d’une offrande
bouquets en tête et le corps vert paré
suppliant Dieu que l’on me rende
mes fertiles journées et mes nuits bucoliques.
Armures d’or, blés de nos plaines
que reflétiez-vous auprès d’eux
lorsque la Loire a ses vitrines pleines
du soleil qui la cache et qu’elle rend à Dieu ?
Mais aujourd’hui devant qu’il neige
un ciel sans amour est tassé
sur mes arbres cadenassés
et sur la terre dure aux bêches.
Brouillards complotent l’amaurose
de ce qui meurt au bord des bois.
1
L’ŒUF DUR
U
2
Brouillards soufrés de cette Beauce,
fourreau de squelette et perchoir,
dites-moi quand, dites-moi quand
laisserez passer le printemps.
Est-ce le canon qui tonne ?
est-ce un océan lointain
qui sur la brume d’automne
frappe comme un tambourin?
Est-ce une fée sur la plaine?
Est-ce de l’embrun dans l’air ?
— Ce sont les âmes en peine
descendant du ciel ouvert.
Dites-moi quand, dites-moi quand
Laisserez passer le printemps.
A chanter
A Beaune-la-Rolande, chef-lieu de la Garonne,
Nous ne recevons pas les fils de paysans.
La cuisine est au nord, votre sœur est ma bonne
Votre sœur est ma bonne et je suis son galant.
Madame Pathelin, madame Patheline
Deux femmes au logis,
l’une dans le jardin, l’autre dans la cuisine
l’autre dans la cuisine, la même dans son lit.
A Pougues du Morvan, à Beaune-la-Rolande
A la roue du rouet, madame, ératez-vous !
3
L’ŒUF DUR
lâ
Un manteau de gala ! c’est pour une commande
Que la fille du roi a faite à votre époux.
Si la belle lui plaît, monsieur vous abandonne
Vers son automobile et son Louvre fleuri
Vous resterez ici pleurer avec la bonne
Vous pouvez recevoir tous les gas du pays.
La Dame au Cœur saignant
La dame au cœur saignant
dont le cœur agonise
a le Prince Charmant
comme époux dans son cœur
or le Prince Charmant
pour certaine entreprise
voilà plus de sept ans
est parti chez les Teurs.
La dame au cœur saignant
monte dans la tourelle
« Sur la mer au Ponant
sur la mer d’émeraude
ne vois-tu pas venir
du haut de ton échelle
les gonfalons brodés
dont j’ai le souvenir ? »
Encore un peu plus haut
dame dont les yeux saignent
— tant elle a toutes nuits
L’ŒUF DUR — u 4
pleuré sur les carreaux — ne vois-tu pas briller l’or fin de nos enseignes et les lions cramoisis blasons de nos drapeaux. — Je vois deux pavillons l’étendard est en berne. Je vois deux gonfalons mort de moi î doux amant ! vertes, noires lanternes qu'apportez-vous ? la preuve que larmes maintenant seront larmes de veuve.
5
L’ŒUF DUR
lâ
BLAISE CENDRARS
Sonnets Dénaturés
OpOetic
quels crimes ne
cOmmet-On pas
en tOn nOm !
à Jean COctO
Il y avait une fois des poètes qui parlaient la bOuche en rOnd
ROnds de saucisson ses beaux yeux et fumée
Les cheveux d’Ophélie Ou celle parfumée
D’Orphée
Tu rOtes des rOnds de chapeau pOur trouver une rime en
ée-aiguë comme des dents qui grignOtteraient tes vers
BOuche bée
Puisque tu fumes pourquoi ne répètes-tu fumée
C’est trOp facile Ou c’est trOp difficile
Les 7 PiOns et les Dames sont là pour les virgules
Oh POE sie
Ah! Oh!
CacaO
Puisque tu prends le tram pourquoi n’écris-tu pas tramwée
VOis la grimace écrite de ce mOt bien françée
Le clOwn anglais la fait avec ses jambes
COmme l’AmOur l’Arétin
L’Esprit jalOuse l’affiche du cirque et les postures alphabé-
tiques de l’hOmme-serpent
Où sOnt les poètes qui parlent la bOuche en rQnd ?
Il faut leur assQuplir les
o
s.
h
z
enfant
JNov. j 6.
L’ŒUF DUR
14
6
Académie Médrano
Jt Conrad JHoricand.
Danse avec ta langue. Poète, fais un entrechat
Un tour de piste
sur un tout petit basset
noir ou haquenée
Mesure les beaux vers mesurés et fixe les formes fixes
Que sont (3b& £ apprises
Regarde :
les Affiches se fichent de toi te mordent
avec leurs dents en couleur
entre les doigts de pied
La fille du directeur a des lumières électriques
Les jongleurs sont aussi les trapézistes
xuellirép tuaS
teuof ed puoC
aç-emirpxE
Le clown est dans le tonneau malaxé
passe à la caisse
Il faut que ta langue les soirs où
fasse l’orchestre
Les Billets de Faveur sont supprimés
Novembre 1916.
7
L’ŒUF DUR
14
Le Musickissme
A Erik Satie.
Que nous chaut Venizelos
Seul Raymond g mettons Duncan trousse
encore la défroque grecque
Musique aux oreilles végétales
Autant qu’éléphantiaques
Les poissons crient dans le gulf-stream
Bidon juteux plus que figue
Et la voix basque du microphone marin
Duo de music-hall
Sur accompagnement d’auto
Gong
Le phoque musicien
5o mesures de do-ré do-ré do-ré do-ré do-ré do-ré
do-ré do-ré do-ré do-ré do-ré do-ré do-ré
Ça y est!
Et un accord diminué en la bémol mineur
ETC. !
Quand c’est beau un beau joujou bruiteur danse
la sonnette
Entr’acte
A la rentrée
Thème : CHARLOT chef d’orchestre bat la mesure
Devant
L’européen chapeauté et sa femme en corset
Contrepoint : Danse
Devant l’européen ahuri et sa femme
Aussi
Coda : Chante
Ce qu’il fallait démontrer
TVov. 1916.
L’ŒUF DUR
U
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PHILIPPE SOUPAULT
Six et Cinq
Dans l’encoignure de la porte David aperçut un homme.
La nuit était épaisse et cet endroit était faiblement éclairé.
Il s’arrêta, hésitant et considéra l’inconnu.
— La pluie vous a surpris vous aussi, lui dit l’homme...
Mettez-vous à l’abri... Il peut pleuvoir longtemps... Entrons
boire quelque chose.
Il poussa la porte et David le suivit haletant. L’inconnu lui
tendit un billet et lui dit :
— Voulez-vous aller acheter au comptoir une bouteille de
whisky.
David prit le billet et le tint serré dans sa main. Hésitant
il songeait aux chapelets de saucisses et aux quartiers de viande
qu’il avait aperçus. Il se dirigea brusquement vers le comptoir
et acheta la bouteille. L’homme s’était assis à une petite table.
Il portait une casquette à large visière qu’il avait rabattue
sur ses yeux. David lui tendit la monnaie mais l’inconnu lui
dit :
— Gardez cela. Vous en aurez besoin. Après avoir bu nous
allons jouer aux dés.
Il tira de sa poche deux dés qu’il jeta sur la table.
Ils burent chacun un plein verre et la partie commença.
David gagna la première fois. Son adversaire le regarda en
souriant. Il releva sa casquette qui toucha sa nuque, appuya
ses deux coudes sur la table et attaqua une nouvelle partie.
David regarda son compagnon : ses yeux étaient noirs, son
nez fin et sa bouche tordue. Les veines de son front apparais-
saient. David gagna dès le début, ne perdant que rarement
la partie. L’inconnu tira une liasse de billets de sa poche inté-
rieure et la posa devant lui. Ils élevèrent l’enjeu et après avoir
bu se remirent à jouer. La chance alors tourna, David voyait
son gain diminuer rapidement. Il continua à jouer tandis que
la faim le torturait. L’étranger ne s’apercevait de rien, conti-
nuait à fixer la table. Ils ne parlaient ni l’un ni l’autre. Ils ne
s’arrêtaient que pour boire. David gagna de nouveau. Les billets
maintenant s’amoncelaient près de lui. Quand la liasse de billets
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L’ŒUF DUR
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fut épuisée l’inconnu tira une nouvelle liasse. Ils élevèrent
d’un commun accord l’enjeu. David continuait à gagner. Parfois
quand il avait gagné par un coup étonnamment heureux,
l’homme levait les yeux sur lui et le regardait quelques secondes
fixement. La seconde liasse de billets passa du côté de David.
D’une voix sèche mais calme l’étranger dit :
— Vous m’avez gagné mille livres. C’est l’équivalent de ce
que j’ai encore sur moi. Voilà plus de trois heures que nous
jouons. Voulez-vous en finir ?... Jouons le tout.
David but quelques gorgées et accepta. Il jeta les dés : son
coup joué il se sentit plein d’espoir :
— Six et cinq, dit-il joyeusement.
Une seule combinaison pouvait le vaincre. Son cœur battit
violemment lorsque l’étranger prit les dés dans le creux de sa
main avec un calme affreux. David avait perdu. L’inconnu
regarda les dés longtemps, remit sa casquette sur ses yeux,
ne prononça pas une parole et fixa son compagnon quelques
minutes.
— Je vais partir maintenant, dit David.
L’inconnu ne répondit rien. David se leva et sortit du
bar.
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HENRY DE MONTHERLANT
La visite médicale
Son cou que je persiste à trouver beau est blâmé d’être moins
large que son mollet. La déviation légère de sa jambe, que je
signale, n’est pas reconnue. Ses cuisses ont quarante et un
centimètres de tour et sont louées.
L’apophyse de son omoplate nous fait crier comme une
fausse note. Son abdomen nous surprend par sa force. Sa ligne
de taille est définie égyptienne et elle est louée. Ce grand
plateau au sommet de sa poitrine est loué.
Elle ne bouge pas, sphygmophone au poignet, mais la sueur
coulée de son aisselle s’arrête en deux gouttes sur la hanche.
Je mets les conduits aux oreilles et j’entends, comme un
orage, son cœur.
L’Enfant qui pour Frère
a le Génie de la Mort
Au plus haut des agrès, le soir descendant, mon compagnon
céleste est assis,
svelte garçon crépusculaire, tel Hypnos perché dans un arbre.
La fatigue ombre ses traits du sommeil inspiré que jette sur
ses marbres
Michel-Ange. Sa bouche entr'ouverte semble promettre une
prophétie.
Pour faire voir comme il est las, il presse les poings contre
ses yeux.
Les bandeaux retombants sur ses tempes sont les ailes aux
tempes des Génies.
Une fleur de l’air s’y est posée : elle paraît née de ses
cheveux.
Daimon, si le Génie de la Mort est ton frère, je n’ai pas
peur de l’agonie.
11
L’ŒUF DUR
U
MAURICE DAVID
Il n’y a pas de mal à ça
Poèmes lires d'un roman : Propriétés du monde
« ]] n’y a pas de mal à ça
— Disait Paris à Hélène —
Vous avez Ménélas en haine
Mais moi je ne l’aime pas
Nous avons des dégoûts jumeaux
Et ce n’est pas la peine
O Hélène
De ne pas le dire haut.
Va, laisse ma main se glisser
Au creux de ton aine
Et ma trirème t embarquer
Vers Troie lointaine.
Il sera toujours temps à Molière
De dire après la prise de Troie
« Que diable et ccetera galère »
Aujourd’hui sois à moi.
« Il n’y a pas de mal à ça
— Disait à Héro Léandre —
Le sel ne rend pas la peau tendre
Je ne me noie qu’à cause de ça.
L’ŒUF DUR
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Crois-moi, je ne mens pas aimable créature
Car j’ai trop bien la soif de toi
Pour ne pas avaler sans compter jusqu’à trois
Toute la mer et son chlorure.
Mais pour que je me noie décemment
Mon discours ne doit pas dépasser la mesure
Vois : je rends déjà l’eau avec usure
Dis adieu à ton amant...
Non, j’oubliais, toi aussi plonge.
Sans ça le poème serait boiteux
Et dégoûterait jusque dans leurs songes
Les couples amoureux. »
« Il n’y a pas de mal à ça
— Disait à Yseut la Blonde
Tristan qui entendait par là
Que l’adultère est de ce monde. —
Et puis c’est à cause de l’alcool
Qui mit à notre âme wagnérienne
Un désir de trop en bémol.
Mais tu n’es pas américaine :
Tu pouvais boire innocemment
Loin des lépreux et des traîtres
, Et saoulée prendre un amant
Avant la lettre.
Mais à propos de lettre, ô ma Blonde
N’oublions pas d’expédier
Nos mémoires à Bédier
Qui attend ça pour dîner dans le monde. »
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L’ŒUF DUR
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Les Oiseaux du Lac Stymphale
— Je suis venu Paule parce que j’aime parler devant vous.
Paule, occupée à une étude, le laissait accorder un tabouret
à son envie d’être là.
— Moi, je peins les oiseaux du lac Stymphale.
— Quelle drôle d’idée, j’aimerais mieux mon image.
— Taisez-vous, Pyrame ! Vous me donnez, vous, une idée
impossible.
— Mais jongler avec des impossibilités, voilà toute la vie.
Seulement je ne suis pas ici pour vous le conter ; j’ai travaillé :
« Il y en a qui ont peur d’être couple dans la rue, quand il
n’y a pas d’ombre. »
— C’est beau ; je me plairais assez à être couple avec vous.
Il se levait vers elle.
Mais elle précisa :
— Dans la rue, en nous promenant, et encore à une condition.
Paule portait une tunique verte, d’un vert jade qui rappelait
le vert de ses yeux. Les yeux de Paule troublaient Pyrame.
Elle savait que ses yeux le troublaient. Elle le regarde.
— Je n’ai pas les oiseaux dont j’ai besoin, ni le tueur des
oiseaux. Trouvez-les moi.
— Comment les voulez-vous ?... Oh ! je devine ! Des cacatoès
avec des serres d’aigle et un adolescent peu pourvu de poils.
Elle avait délaissé sa palette et ses pinceaux. Elle s’allongeait
près de lui. Elle se caressa contre lui.
— Vous devriez me poser l’adolescent.
— Je crois que nous pourrions sortir maintenant.
Ils montèrent dans un tramway qui les mena au Bois de
Boulogne. Ils traversèrent des allées, puis le lac, s’attablèrent
dans l’île, goûtaient.
Pyrame beurrait des tartines.
Les mains de Pyrame troublaient Paule.
Mais Pyrame ne pouvait pas le savoir. Dieu n’aime tout de
même pas autant que moi la symétrie. Aussi, quand Pyrame,
au retour, donna à la Voisin qui les ramënait, au lieu de l’adresse
L’ŒUF DUR
14
14
de Paule, la sienne, n’est-ce point parce qu’il connaissait la
puissance de ses mains, mais simplement parce qu’il se trompa.
La voiture s’arrêtait devant la maison de Pyrame.
Paule pour ne pas sembler avoir peur ne s’étonna pas.
— Vous voulez me montrer un livre, je suppose. Il est tard,
mais je prends le temps.
Ils montèrent.
Un oubli d.e lumière les évida dans du silence.
Seules les mains de Pyrame mouvaient l’ombre et la vie.
Elles avaient de la souplesse.
Des penseuses, même.
— Plus, de la sensualité.
Paule toute, mais toute troublée alla vers les mains qui
s’ignoraient en elle.
— Vous me poserez l’adolescent peu pourvu de poils, supplia-
t-elle comme pour se protéger.
Pyrame ne comprenait pas.
— Je n’aime pas les athlètes, ils sont trop laids... Tandis
que vous je vous aimerai.
De son corps, elle obligea Pyrame à savoir que ce n’était
pas de l’art, mais un aveu.
Plus tard, Pyrame posa pour les Oiseaux du Lac Stymphale
dans travail ; mais personne n’a vu le tableau.
Pas même moi.
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L’ŒUF DUR
U
FRANCIS GERARD
Boulevard du Maréchal Pasteur
Peau de Savon
Toute déesse en son jardin
Possède un fruit double héritage
Que l’esprit divise et partage
Tel figure osée du fard d’un
Crayon perd sitôt son courage.
Pilier du temple le soleil
Le jet d’eau jaloux de sa ligne
Par pudeur la dérobe au cygne
L’écrase et baptise à la treille
La poussière d’or de la vigne.
Tendez, filles, vos manteaux bleus
Sous les arbres sur les hanches
La lune égarée dans les branches
Rebondit blessée par nos voeux
Et dégonflée glisse aux pervenches.
Ainsi nos désirs attirés
Par le pli douloureux des bouches
S’amincissent, viennent, nous touchent
Et sont à l’instant d’expirer
Dans les bras où l’envie les couche.
L’ŒUF DUR
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Coupons
Comme il est mort
devant la glace
il fallut deux cercueils.
Le grand chemin du village
qui passe devant SA maison
mène à Rome.
Comme réveille-matin
il se sert d’un mensonge :
elle, d’une forêt.
Je regrette en vous, Gérard,
celui que j’avais cru connaître
non celui qui s’est révélé.
A mi-corps, dans la nuit
l’électroscope à feuille d’or
du désir.
Raie de Suffrage
La rose des vents n’est pas la rose des vignes.
Si Lolita prend la cuiller
Pour happer le happeau sanglant
Les lianes, le visage en sang,
Dentelle de deuil coutumière
Découpent de courtes lumières.
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L’ŒUF DUR
U
La clef des songes n’est pas la clef des champs
La clef des chants n’ouvre le chant du cygne.
ê
Arbres sans fumée abeilles
Déroulez-vous tendrement
Le miel laiteux des corbeilles
N’apaise pas mon tourment.
Un navire à genoux se perd
Dans le hamac bleu des tropiques
Et des amours ciel magnifique
Jetons la couronne à la mer.
Que nos doigts s’égarent cigarettes
A dégrafer chaque nuage
Trouver l’étoile des rois mages
Médaillon des filles muettes.
Roulez son cercueil dans les vagues
]] désirait ce manteau vert
Le cortège acide et sévère
De la forêt coupée des algues.
L’ŒUF DUR
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MATHIAS LÜBECK
Une Poignée de Romans
Le Satyre de la place Malesherbes
Pedro regarda Maria fixement avec un sourire de myope
(lui qui était hypermétrope !) et lui tailla une basane. Puis
avec un ahan de cheval, jeta sa besace sur son épaule et ouvrit
la porte : « Espéra èn Bios, hombres y senoras. » Tant de paisible
insolence affola Maria. Prenant sur la table un couteau, une
assiette, un verre, n’importe quoi, même une carte à jouer
(c’était le sept de carreau), s’agrippant fébrilement aux chaises
elle se précipita vers la porte. Lançant à la face du mâle tout
ce qu’elle tenait à la main, elle se jeta à ses pieds, se traîna
sur les genoux et en pleurant d’une voix rauque, supplia :
« Prends-moi, Pedro le Maltais, prends-moi, je suis vierge. »
Mais elle s’aperçut que Pedro était mort. Le couteau à pain lui
avait frappé la clavicule, avait glissé dessus et avait tranché net
l’artère sous-clavière à l’endroit où celle-ci se subdivise pour
alimenter à la fois le cou et l’épaule droite. Il la regardait main-
tenant avec des yeux blancs d’aveugle. Du reste Maria avait
menti, elle n’était plus vierge depuis son mariage qui datait de
douze ans. Pedro le savait, mais Maria avait, dans l’affolement
qui s’empara d’elle, imaginé cette fable ou fiction poétique.
« Ce n’était pas un mensonge, pensa-t-elle philosophiquement
en allant rincer ses verres, puisqu’il était mort et ne l’entendit
point. »
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L’ŒUF DUR
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Une Affaire d’Honneur
Pantaléon tira pour la septième fois la chaîne des cabinets.
Il s’aperçut alors qu’il tenait de l’autre main la photographie
sur le journal d’une jeune fille non pareille : « Ah ! se dit-il,
vive le papier couché. ! » puis, examinant de plus près : « Elle
est vraiment belle, je l’aime. » Un point c’est tout et c’est ainsi
qu’on fait l’histoire. Il rentra dans sa chambre, prit son chapeau
de paille, sa canne à crosse d’évêque et alla faire un tour à la
promenade. Il y pensait bien rencontrer Léonie (car c’était le
nom de la jeune fille). Du plus loin qu’il la vit, par une mimique
expressive il lui fit comprendre qu’il l’aimait. Détournant la
tête d’un air souverainement dédaigneux elle lui montra qu’elle
n’était point une femme facile. C’est alors qu’il acheta des roses
à une petite bouquetière. Les apportant à Léonie, il s’aperçut que
ces fleurs étaient pourries : « Mille pardons », dit-il. « Que non,
répondit-elle, c’est l’indice d’un esprit original et délicat. »
Les choses allèrent dès lors fort vite. Le soir, ils s’aimèrent
dans un lit d’acajou. Dans la suite, Pantaléon apprit que Léonie
était une dangereuse maniaque qui égorgeait les petits enfants :
C’est pour cela que son portrait était publié dans le journal.
« Bah ! pensa-t-il, j’ai passé l’âge de raison. » Et il parla de sa
découverte à Léonie qui riposta par cette chanson de Mayol :
Le Targui sur son mêhara,
Les Touareg sur leurs méhari
Ont mangé de la mort aux rats.
Mourront-ils du béribéri ?
Dans le faubourg de Mégara,
Ils se sont faits harakiri.
(Refrain)
Dans mes haras
De méhari
Le méhara
Aimé a ri.
Ce dont le Targui se targua.
L’ŒUF DUR
14
20
Cinq et trois font huit
Jocond confia ses bagages à un porteur borgne et bossu,
mais qui avait un sourire de jeune fille. En le suivant tant bien
que mal, car il menait un train d’enfer, Jocond pensait : « C’est
une fée ; il va tout à l’heure s’envoler avec un sourire, son
chariot et mes bagages et je serai forcé de coucher tout nu. Ou
encore c’est Iblis le lapidé. Ah, nous allons rire ! » Mais le porteur
qui s’appelait Joseph s’arrêta devant un hôtel splendide et
magnifique. « C’est ici », dit-il. Le directeur de l’hôtel reçut
Jocond avec un sourire terrible : « Votre chambre n’est pas
encore prête, vous coucherez dans la salle de bains. N’ayez pas
peur, ajouta-t-il, la baignoire est rouillée. » Mais le soir, quand
il voulut se coucher et qu’il alluma l’électricité, Jocond vit
dans cette baignoire une jeune fille d’une merveilleuse beauté.
C’était Bertrande. Elle se dressa, blanche apparition et d’une
voix grave : « Vous êtes un schnock », dit-elle. Jocond sentit
qu’il était de trop ; il referma doucement la porte derrière lui
et s’en alla à pas feutrés. Dehors, il se dit : «Ma prédiction
s’est réalisée, c’était bien une fée », et descendit demander
une autre salle de bain. Mais en bas, il vit Joseph qu’il avait
oublié de payer et qui lui réclamait au moins cinquante marcs.
«Toute mon esthétique est en désarroi », pensa-t-il. Puis il
alla au casino, gagna une fortune à la roulette, dansa avec
Bertrande et ne comprit jamais rien à cette bizarre aventure.
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L’ŒUF DUR
U
Que dit-il ?
Jules Romaincolus eut soudain une crise de hoquet. Clef dans
le dos, peur subite, verre d’eau sans respirer, rien n’y fit. Il
décida donc d’aller aux eaux soigner ce malaise et prit le train
pour Baden-Baden en répétant sans cesse à mi-voix : « J’ai
acheté six petites pipes fines », ou bien : « Un artilleur du cent-
trente-troisième d’artillerie », ou encore celui-ci qu’il avait
inventé et dont il n’était pas peu fier : « Un véritable aréopage
d’aérophages. » Mais malgré toute l’attention qu’il y mettait,
il hoquetait toujours. Ses voisins croyant qu’il rotait s’en offus-
quaient. A ce propos, le lecteur me permettra en passant de lui
poser une petite question : Pourquoi le rot est-il [malsonnant
en public, alors que la toux et l’éternûment y sont admis ?
Excusez un malheureux paysan du Danube qui ignore les
usages du beau monde. — « Mais certes ! répondit une voix
claire, et même j’aime beaucoup ce genre de bourru bienfaisant. »
Jules se retourna et vit Stéphanophorie. Elle se faisait appeler
Louise, pour aller plus vite. « Je vous aime, lui dit-il, voici
mon cœur. — Il doit être trop gras, répondit-elle après l’avoir
jaugé. Gardez-le jusqu’à nouvel ordre. » Vexé, il répartit :
« Ma foi, je me suis trompé : je ne vous aime pas, mais cependant
vous me plaisez. Je ne vous aime pas, parce que vous n’êtes
pas française et que mon père le colonel ne veut pas que je fasse
un mariage mixte. Or j’en veux faire un d’amour. Aussi, je
m’habitue. » Un peu froissée, elle éclata en sanglots. « Oh,
dit-il pour la consoler, malgré tout, je coucherais très volontiers
avec vous, en camarade. — Insolent, riposta Stéphanophorie,
et si je vous prenais au mot ? » Sans répondre : « Vous savez,
dit Jules, que si mes propos vous choquent, vous pouvez me
gifler, j’aime beaucoup ça, je suis masochiste. » Mais Stépha-
nophorie disparut dans l’embrasure d’une porte. Jules ne la
revit jamais, car le soir, guéri de son hoquet par cette longue
conversation, il repartait pour Paris et y gagnait une fortune à
la Bourse. Son ami et presque homonyme Jules Romainroland
à qui il confia cette aventure, la résuma avec beaucoup d’esprit
en citant le couplet fameux :
Mesdames, si cette histoire
Vous donne un peu le hoquet,
Tournez-vous, voici l'baquet.
J'bouffe aussi la dégueulade.
L’ŒUF DUR
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JACQUES POREL
Loire
A Madame Alphonse Daudet.
Et le jardin commence où finit la banlieue.
Domaine indivis entre quarante millions d'habitants.
Les contrées, ivres de folklore, copient les cartes postales
Et font leur propre imitation :
L'Ecosse insiste sur son portrait, pipes, kilts et revenants.
L’Espagne danse encore ce pas
Pour un taureau tué il y a cinq cents ans.
L’Alsace guette les cigognes et « se souvient ».
La Bretagne observe au loin la mer et prépare un Pardon.
L’Italie parle sans arrêt de pâtes et de monuments,
L’Irlande d’herbages et de révolutions.
« Toi, Loire, tu n’as rien »...
Route non carrossable qu’on descendrait à pied, sans relever ses pantal<
Campagne « campagne», pays qui s’appelle « Durand »,
Cadre pour ce roman où l’action serait tout.
Je me repose, heureux d’un paysage sans pittoresque,
Auprès d’un fleuve lent que les nuages dépassent.
Loire absente, Loire taciturne,
La Loire glace sans tain, Loire couleur du temps.
D’un Jardin suspendu, terrasse du Château,
J’observe, perspective d’ardoise,
Les toits silencieux d’Amboise.
— La province a repris son deuil dominical —
Je renonce à fixer des traits dont l’absence m’a frappé.
11 me suffit d’entendre au rythme égal d’un coeur ami,
Ce bruit léger dans l’air qu’il écarte et dispose :
La parole mesurée du patriarche le plus intelligent
De mon pays.
(Octobre /92/.)
23
L’ŒUF DUR
U
GEORGES DU VAU
Premier Janvier
JK }\obert Vaugouin.
I
Marcelle m’attendait dans sa maison du quartier de l’Abbaye.
Ses caresses, la joie grave et douce qui l’animait en ma présence,
me touchaient, et je goûtais la saveur de cette volupté frileuse,
mais enlaçante, qui se dissimulait mal dans une chambre peuplée
de chromos sérieux et alourdie par un épais mobilier de fille
pauvre ; j’aimais aussi cette sécurité provinciale qui nous enve-
loppait tandis que sur la place de l’Abbaye le vent sifflait dans
les arbres et secouait interminablement un Christ dont la croix
rouillée gémissait dans la nuit. Mais trop souvent, aux heures
où la chair se repose de son trouble et où se réveille un grand
besoin de s’épancher, je trouvais Marcelle obstinément étran-
gère ; je jouais dans la vie de son cœur le personnage énigma-
tique et fatal : dès que j’esquissais devant elle des confidences
que j’eus aimées affectueusement accueillies, elle concluait à
une manière de bluff pitoyable, à une feinte mièvrerie et je
sentais tout de suite qu’elle avait dans l’esprit une sorte d’icône
aux lignes sévères qui me représentait et que, entre cette image
à demi mystique et ma maîtresse, s’échangeait un dialogue
défini qui m’échappait totalement. Et rien n’était triste pour
moi, après les belles heures de plaisir, comme le spectacle de
cette chambre frêle dans laquelle ma peine ou ma joie n’avait
aucun droit, de Marcelle enivrée, silencieuse, prolongeant nos
étreintes d’une rêverie vague et violente dont ses yeux perpé-
tuellement mouvants m’offraient l’impénétrable reflet. Dans
ces moments le paysage lui-même m’était hostile : la place de
l’Abbaye, sombre, squelettique et glacée, avait quelque chose
de doctrinaire et semblait me contraindre à apprendre une leçon
prétentieuse et extravagante. Aussi, en ce soir de décembre où
l’année allait finir, retardais-je ma visite à Marcelle au souvenir
de ces heures si cruellement inhospitalières.
L’ŒUF DUR
U
24
il
Une sauterie devait avoir lieu chez Jacques Heurtain et je
savais que toute la bourgeoisie de la petite ville se donnerait
rendez-vous dans le salon du vieil hôtel enfoui sous le lierre et
d’ordinaire endormi dans une monotonie délicate, mais imprégné,
durant quelques jours d’hiver, d’une vie un peu frémissante,
artificielle et barbare. Ce salon m’était cher : c’était là, dans
une atmosphère ample d’une richesse ancienne et presque austère,
qu’avaient passé, rapides, railleuses (dispensatrices savantes de
cette moquerie superficielle qui attriste sans déchirer) quelques
jeunes filles qui avaient peuplé ma pensée au temps de mes
premières relations amoureuses et qui tantôt par leur sensualité
bouleversée, avaient renouvelé de fiévreuses espérances, tantôt
avaient provoqué des adorations secrètes, des symphonies
blanches (d’une moiteur subtile et simple) qui m’enrichissaient.
Sans doute, là encore, dans ce milieu assez complexe, intrépide
et joyeux de jeunes danseurs opulents et provinciaux, j’étais
— par raideur d’esprit et par pudeur de ne pas vouloir jouer
à un jeu dont on connaît à peu près la règle, mais qui blesse
un certain amour-propre intérieur — un étranger. Cependant
j’avais pour ce spectacle qui m’était parfaitement extérieur
une passion d’enfant, une sorte de tendresse gourmande.
J’allais chez Jacques. Solitude pour solitude, pensais-je avec
quelque lâcheté, je préfère aux caresses d’une maîtresse qui
m’ignore la soirée bourgeoise qui m’est offerte, une longue sensua-
lité, engourdissante et amollie, une rêverie saccadée qui s’épa-
nouit durement au rythme des chansons américaines, et, dans
l’ombre incertaine projetée par l’encoignure du salon, sur le
clavier du piano qui tremble, une main jeune qu’on imagine
criblée de baisers et qui ressuscite d’orageuses timidités.
III
Minuit sonna, nous apportant une année nouvelle. J’avais
à la main une coupe d’un champagne sucré dont la saveur dou-
ceâtre nouait sur les lèvers une longue et intime tristesse. J’aper-
cevais André May qui déjà se modelait sur les fantaisies de
l’heure, distribuait avec aisance des vœux et paradait dans
son plaisir de vivre. (Je savais que, dans une ville de garnison,
une fiancée « compréhensive », comme il disait, liquidait ses
péchés de jeunesse, et tout de suite il s’installait avec une orgueil-
leuse souplesse dans son bonheur.) Je pouvais voir aussi la
petite aimée d’un jeune gentilhomme campagnard sortir de
25
L’ŒUF DUR
U
sa torpeur sournoise habituelle, irriter son fiancé par sa trans-
parente blondeur, et lui entendre dire — dictée romantique
due à la simple apparition de l’année : « Partons pour ne plus
revenir. »
Devant ces exercices poétiques, ces célébrations lyriques, je
m’interrogeais et je ne trouvais en moi — résonance assourdie
et lointaine, — que quelques vers de Hugo qui chantonnaient
sur un arrière-plan de la conscience :
L'année en s'enfuyant par l'année est ravie.
Encore une qui meurt, encore un pas du temps.
Cette certitude de ma mémoire, la puissance de sa vie végé-
tative, son aptitude à se mouler sur les choses extérieures,
m’amusaient ; mais par là m’était révélé avec rudesse l’atonie
de ma vraie pensée. Par réflexe je regardais ma cavalière pour
trouver en elle une courte mais profonde image qui me donnât
prise sur ce renouveau qui allait m’échapper. Elle sortait du
couvent et gardait dans sa robe d’un bleu uni cette gaminerie
grave des petites pensionnaires qui vont frôler la vie. Gracieuse,
pleine de curiosités et de réserve, elle semblait une de ces héroïnes
mondaines et sentimentales des romans de Henri Rabusson.
Le souvenir de ces récits dont je m’étais autrefois imprégné
le parfum vieillot, en marge des thèmes latins, me remit en
contact avec cette époque de la première adolescence d’une
intimité si profonde que son rappel provoque toujours une féconde
émotion. Désormais j’avais une sorte d’archet merveilleux pour
rejouer cette nuit, ce bal, ce premier janvier sur un rythme
profond et familier.
IV
J’allais m’asseoir — grisé par cette lourde joie dont on ressent
la chaude étreinte durant les minutes totales de la vie — sur
un canapé du vestibule, et, de là, je regardais la foule des dan-
seurs se briser sur les cassures des fox-trotts et s’alanguir sur
les dernières mesures des longs tangos dont les notes renvoyées
par le piano à demi brisé, semblaient provenir d’un instrument
étrange et lointain. Près de moi, Jeanne Leclère songeait, un
peu lasse : l’admirable dessin de sa silhouette brune, une cer-
taine majesté dans les lignes de son corps déjà affermi, ses yeux
noirs extraordinairement profonds mais voilés par un sourire
volontaire qui les déguisait sans les altérer, tout donnait à cette
enfant de dix-neuf ans une incomparable beauté en quelque
sorte éclatante, l’aspect solennel du fruit mûr sur le point de
L’ŒUF DUR
14
26
se détacher. Par Jeanne m’était en quelque sorte donnée l’émotion
culminante de la soirée et désormais les heures qui la précé-
daient s’harmonisaient, se déployaient comme un progrès pré-
cédant un terme magnifique.
Instant privilégié; je me taisais. Je sortis.
La lune bleuissait une nuit pure. O petite ville, me disais-je,
comme dans ton ensevelissement apparent, tu dépasses les
photographies faciles qu’on nous apprit à tirer de toi, les
desseins cupides, la diplomatie minutieuse de tes habitants,
comme tu sais donner des leçons plus humaines et sur les derniers
thèmes de la vie moderne broder d’exquises et souples varia-
tions. Une grande satisfaction d’aimer m’emplissait et je pen-
sais avec respect à mon père. J’allais vers lui : je le trouvais
assis près du feu, goûtant le silence et comme se lisant à voix
basse sa vie. Des incompréhensions s’annulaient. Nos souhaits
s’échangèrent presque tacitement : les mots s’effaçaient sur
nos lèvres pour ne laisser filtrer que de la tendresse.
Je m’endormis lentement ; le rythme bref et amer de Dream-
land s’obstinait un instant à mordre mon sommeil puis s’adou-
cissant, faisait un pacte avec lui, se glissait dans mes rêves.
Débordant le seul désir de chair, ma sensualité inondait mon
corps tout entier et me berçait ; Marcelle et Jeanne quittaient
la vie et s’en allaient chercher de vieux sujets de légendes.
Dans la chambre planait comme le sentiment d’une muette
libération.
Paris, 27 mai 1923.
27
L’ŒUF DUR
U
La vocation de Justin Porchère
i
Justin Porchère était un grand garçon brun au visage lourd
intensément éclairé par un regard égal. Il avait une vie pleine
et banale, cohérente, mêlée cependant de soubresauts, d’âpres
crises d’une santé violente qui d’ailleurs régularisaient cette
existence. Bourré de formules, il exprimait si pesamment et
d’une voix si forte les lieux communs qu’ils étonnaient, dans
sa bouche, et qu’ils l’étonnaient lui-même quelquefois car il
n’aurait jamais attribué aux vérités d’aussi profondes saveurs.
Il était sans passion mais d’une abondance presque frénétique
et les succès grossiers qui l’avaient entouré (lauriers scolaires,
petite renommée dans certains milieux pour quelques articles
politiques solidement construits) l’avaient nourri sans l’avoir
satisfait pleinement, — telle cette alimentation rugueuse et
saine qu’il pouvait goûter dans sa campagne. Les premières
années de sa vie sentimentale s’expriment en peu de mots :
son baccaularéat en poche, il eut d’assez nombreuses maîtresses,
la plupart amies de sa mère, femmes mûres, anxieuses et sim-
plistes qui, aimant son instruction et sa force, résumaient volon-
tiers leurs lectures au milieu de leurs étreintes. De ces liaisons
il gardait le souvenir d’un équilibre charnel assez heureux,
d’une vanité d’homme satisfaite ; mais sa lucidité et sa paysan-
nerie, ce besoin d’analyse franche et simple qui était en lui
(Porchère avait pour auteurs favoris Condillac et Hume) ressen-
taient un dégoût profond pour toutes ces défroques littéraires
agitées parmi les gestes de l’amour. A la suite de ces expériences
monotones, il revenait à ses travaux, le cœur calme et la tête
libre, avec, pour tout subtil sentiment, un certain mépris pour
les rimailleurs en vogue dont l’œuvre masque les inquiétudes
de quelques bourgeoises sur le retour.
Cependant, un soir où le désir meurtrissait sa chair et où le
hasard lui avait enlevé ses commodes amies, Justin Porchère
cueillit sur les marbres d’un café du boulevard Saint-Michel,
une gamine poudrée, Jeannine qui vendait quelquefois tant
bien que mal de l’amour à quelques étudiants timides et à
quelques barbons célibataires. Porchère avait de l’argent en
L’ŒUF DUR
14
28
poche, de la maîtrise, et d’un geste bref il avait appâté la fille,
conclu le marché et emmené Jeannine dans son petit appar-
tement de journaliste. Elle l’avait suivi, obéissante et lasse,
un peu écœurée par cette manière qu’il avait eue d’afficher
sa condition de femme publique, un peu surprise de ce silence
assuré, de cette négligence des étapes menteuses et des fadeurs
consacrées, mais surtout pleine de respect pour cette volonté
prompte à s’exprimer et à commander.
La nuit s’écoula, rapide et heureuse. A jamais elle martela
l’âme de Justin Porchère ; et, un instant, Jeannine put respirer
des parfums d’une volupté saine, revivre de vrais bonheurs
d’amoureuse dont ses clients habituels, grêles ou pervers, l’avaient
toujours sevrée. Justin, ses besoins satisfaits, n’avait jamais
jusqu’ici cherché à approfondir les mystères de tendresse intime
qui entourent l’acte de chair et la médiocrité comme l’égoïsme
de ses amies l’avaient accoutumé à une froideur morose dans le
plaisir et à une véritable solitude des corps enlacés ; devant
Jeannine, dans l’heureuse fatigue d’une nuit jeune sans obscé-
nités pauvres comme sans mélancolie, mais toute papillottante
de frémissements, d’émotions douces, il devina une ingéniosité
tendre, une bonne volonté familière, modeste, presque frater-
elle, dans sa maîtresse d’un moment, et, sur les fantaisies
mêmes de leur sensualité planait une gravité apaisante et sou-
riante. Jeannine, émerveillée de cette force et de cette igno-
rance de son amant, remontait vers des pensées plus fraîches,
des joies charnelles plus pures, et retrouvait sa destination
naturelle d’initiatrice humble et joyeuse.
Quand Justin Porchère s’éveilla au matin devant le soleil
qui jouait à travers les rideaux de sa chambre, il lui sembla
que d’innombrables duretés qui avaient retenu et fripé sa vie,
se fondaient : une fluidité insoupçonnée s’agitait en lui : par
la grâce de cette nuit vénale, il avait aimé.
II
Justin reprit sa tâche quotidienne, mais désormais quelque
chose d’indistinct et de brisé grondait au dedans de lui ; et les
assises sur lesquelles reposaient sa vie étaient ébranlées. Ces
heures charmantes et fortes qu’il avait passées avec Jeannine
provoquaient d’indéfinies résonances et cependant Justin n’avait
pas cherché à renouveler cette expérience : elle s’était présentée
à lui à la fois comme définitive et incomplète ; elle avait réveillé
un instant l’activité de tout un vaste clavier d’effusions que
Justin ignorait, mais, cette première symphonie une fois jouée,
29
L’ŒUF DUR
14
le clavier restait à peu près muet, laissant néanmoins des possi-
bilités, très riches mais incertaines, dont la présence plutôt
devinée que sentie blessait Justin comme une mutilation vague
mal localisée. Porchère avait rompu avec ses maîtresses et,
sans d’ailleurs y réfléchir, était revenu à une chasteté absolue.
Par un curieux détour des choses de l’esprit, cette ascension
triomphale et sereine vers la volupté qu’avait marqué la der-
nière étape amoureuse de sa vie, avait fait pour lui de la volupté
même une sorte de point mort, mais elle avait sapé les bastions
intellectuels dans lesquels il enfermait sa sensibilité raisonneuse
et analytique ; agacé, Justin était revenu à ses livres, aux sensua-
lités du xvme siècle, il avait multiplié les marches et les contre-
marches sur ce terrain de dissection facile qui lui était cher ;
il avait révisé son dédain des métaphysiques et tenté de revi-
vifier ses honnêtes espérances d’un court rationalisme. Mais en
vain : des brûlures s’associaient à son raisonnement, et, au
milieu de cette fièvre morale qui le gagnait, Porchère assistait,
stupéfié, à la ruine de cette force, de cette simplicité dont il
avait si souvent tiré une joviale fierté.
Une veille de Noël, à la tombée du jour, Porchère, ses articles
terminés, laissait errer ses regards sur un catalogue de jouets
chargé d’images colorées, de saveurs enfantines. Justin atta-
chait peu de prix à ces nostalgies sur les premirèes heures de
la vie ; sorti très vite de l’enfance et pauvrement élevé, il ne
voyait dans les réminiscences redondantes des fantaisies du
premiér âge qu’un luxe bourgeois assez plat, une sotte façon
de s’attendrir. Cependant, ce soir-là, tourmenté par de nou-
velles inquiétudes, il avait besoin, sinon de revenir amicalement
sur son passé, du moins de mettre un accent quelconque sur
cette atmosphère de fête, sur ce Noël dont la joie lui revenait
par bouffées et ramenait des pâleurs, des confusions dans son
esprit ; et la nécessité de décider s’imposait à lui. Le mariage ?
Il revoyait des étudiantes hautaines et laborieuses ; de quelques
salons qu’il avait fréquentés se détachaient des impressions
élégantes : des doigts fins autour d’un sucrier, une amabilité
froide, une certaine estime admirative pour sa valeur, mais
quelque chose de lointain, d’irréductiblement étranger ; et,
à l’idée de la vie matrimoniale, Justin n’apercevait qu’une
longue suite de responsabilités lourdes et maussades, de fausses
tendresses, des aigreurs sourdes impossibles à éviter. Harassé
par ce chassé-croisé continu de pensées sans issue, Porchère
résolut (moyen quelconque d’occuper son esprit) d’aller entendre
la messe de minuit à Saint-Sulpice.
Porchère était à peu près étranger à la religion : il avait hérité
de son tempérament et de ses lectures une certaine horreur pour
L’ŒUF DUR
là
30
tout cléricalisme et le sentiment très vif d’un déisme à peu près
indiscutable. Quand le hasard le menait à l’église, Porchère
y pénétrait avec un mélange à peu près égal de scepticisme et
de respect ; et, assistant à Saint-Sulpice à la messe de la Nati-
vité, il y porta dès les premières prières de l’office, une intelli-
gence un peu hautaine, mais un cœur sympathique et des sens
agréablement à l’aise.
Justin savourait la robuste beauté et la noblesse delà céré-
monie religieuse ; c’était un peu une admiration naïve de rural
pour les déploiement fastueux, mais plutôt une compréhension
familière de ce faste, due à une éducation paysanne. C’était,
fortement enracinée dans l’être, l’habitude de traiter largement
et amicalement avec les choses du clergé, une habitude qui
provenait d’une longue lignée campagnarde sans bâtardise
— peu religieuse au demeurant, — mais d’instinct attachée
au prêtre et au rite. Et Justin recevait cette liturgie catholique
dont il connaissait parfaitement les détails comme un vin fort
et réconfortant.
Toutes les argumentations qu’il avait jadis déployées étaient
atteintes par de cruelles morsures ; plus exactement les quelques
vérités que Justin avait plus ou moins dégagées, appelaient
des compléments charnels, des images sûres qui puissent les
supporter. Ce tempérament solide qui avait jusqu’ici vécu
d’analyses sèches exigeait désormais la synthèse et, d’autant
plus impérieusement que c’était, en somme, toute la physio-
logie de Justin, durement secouée depuis quelque temps, qui
la réclamait. Un instant la brutalité de Porchère se déchaîna
pour desserrer l’étreinte religieuse et les grossières ironies
fusèrent ; mais, devant les profondes et les sévères douceurs
qui avaient lentement mûri en lui et qui ressuscitaient épurées
et dominatrices, dans la splendeur de Saint-Sulpice célébrant
la fête sacrée, Justin sentit l’effusion totale faire irruption en
lui, — et ce fut la conquête de Dieu.
Dévotement assis, le corps engourdi et confortable, la bouche
sensuelle, entr’ouverte, revenue aux oraisons, Justin prenait
contact avec une âme calme et à peine plissée, comme une
immense mer d’huile. « Se faire prêtre », pensa Justin, et le
sentiment de cette nécessité s’empara de lui : d’un seul bloc,
toute sa personnalité se réveilla et s’expliqua : sa continence
prenait un sens et cette joie humble et presque triviale qu’il
éprouvait devant les choses s’éclairait par l’image de la Provi-
dence (une Providence de couvent, de gravures pieuses et
d’enfant de Marie) que Justin reprenait, réajustait à sa taille,
à sa santé : et, dans ces recoupements, dans cette humiliation
qui d’ailleurs lui coûtait peu, son intelligence revenait à des
31
L’ŒUF DUR
14
gaietés, à des rires, à des affections innombrables. La route de
la vie devenait nette : les fleurs, les croix sur les chemins, le
chant des oiseaux, une partie de cartes avec les notables du
village, la soutane de reps, l’aisance sous le lourd vêtement,
les conseils à donner, l’amitié des simples, tout s’ordonnait,
se subordonnait à une idée, tout était joie.
« Se faire prêtre, Merci, mon Dieu », murmurait Justin, égaré
entre les actions de grâces et la vision de sa propre silhouette
dont les contours maintenant dessinés par un crayon sûr, assu-
raient son individualité et le replaçaient définitivement dans
l’harmonie totale.
Justin quitta Saint-Sulpice ; par la nuit claire, il remonta
des rues banales qui l’égayaient ; à Montparnasse, dans un
café dont la patronne était sa compatriote, il réveillonna fruga-
lement et il goûta profondément la saveur du pain, car la lumière
était faite sur sa grossièreté et sa tendresse.
Lauzès, 11 septembre 1923.
L’ŒUF DUR
14
32
PIERRE NAVILLE
Naissance
A J.-A. B.
Nam simul ac ratio tua cœpit vociferari
naturam rerum, diffugiunt animi terrores.
Lucrèce.
Sacre, blanche irradiation
Qui recommence à chaque aurore,
J’expose à ton ascension
La pureté de mon éveil :
Ton accomplissement colore
Mon accomplissement pareil.
Jaillissement nouveau de fleurs,
O mes fragilités élues î
Réfraction de toutes couleurs,
J’éclate au dur soleil, je nais.
Ame vibrante, chair émue
Et forme aimée, qui me connais ?
J’enlève le fard qui m’enduit.
C’est un démon qui m’engage
A former ce bouquet fortuit :
L’oiseau délivré de sa cage,
Les fleurs si fraîchement coupées,
Et ma face, pantin, poupée.
33
L’ŒUF DUR
U
— Un atlas ouvrait pour mes pas
Des couleurs, des mots, des appas.
Je m’enfonçai dans ce voyage.
J’en reviens : c’était un pays
Où je mourais à chaque page
Sur mes sens, éventail plié.
J’errais dans les pages d’un Livre.
Passivité î mais puis-je suivre
Dans ses détours rébarbatifs.
La foi faite à l’imprimerie
Quand de toute ma songerie
Je suis l’esclave et le captif?
Alors s'accroît de forts désirs
L’élancement d’une jeunesse;
Neuf jaillissement de plaisirs
Il éclate et rompt toute armure.
La source se révèle pure
Et sevrée des roses tendresses !
Nature, miroir d’apparences 1
Nature, ô ma mère rieuse,
Laisse-moi suivre ta cadence !
Laisse croître mes champs, mes herbes,
Mes fleurs ; faucher ma folle gerbe,
Folle î... Terreur délicieuse 1
Pages ce jour tout envolées î
Je vois dans les heures volées
Au pur travail de mon esprit
Votre noirceur qui se déploie !
Si je suis faible, si je ploie,
Ah, c’est que vous m’avez tout pris.
3
L’ŒUF DUR — U
34
D’insipides faix m’ont courbé
Contre un sein puissant que, tombé,
Ma bouche vierge a baisé :
Une neuve vigueur soulève
Tout ce qui est en moi de sève
Vers de forts, d’épuisants baisers!
Un souffle arrache qui me lie ;
Mon âme est d’espérance emplie 1
J’ai souffert l’incessant garrot;
Mais je le disperse en fumée ;
Et depuis que je l’ai humée
Je veux étouffer mes bourreaux.
Mon âme n’est plus une église
Masque mourant qui me déguise.
Mes yeux clos sur nulle lumière,
Rosée, pleurs qui baignez mes plages,
Dure folie qui me saccages,
Inquiétude coutumière
De mes aïeux, cruel ferment !
Serais-je encor ton pâle amant ?
Lys mort ! L’air agite mes voiles !
Des printemps inquiétants me hèlent,
Et j’aspire au sort que décèle
La conjuration des étoiles !
35
L’ŒUF DUR — lt
LEON PIERRE-QUINT
Histoire complète et authentique
de la petite Carolamille
PROLOGUE
Histoire de l'enfance, de l'adolescence
de Carolamille et de ses premiers pas dans la vie
Carolamille était la plus douce et la meilleure des petites
filles de son village.
Ses parents lui avaient donné de longs cheveux et un mari,
une dot et leur bénédiction. Elle eut des enfants, du talent,
une existence charmante et médiocre, enviée et respectée...
O Carolamille, que n’avez-vous su vivre ! Peigner votre cheve-
lure et caresser votre mari ! Pourquoi avez-vous persuadé votre
bourgeoise paresse que vous étiez capable d’œuvre et d’action ?
Et pourquoi avez-vous masqué votre féminité, votre passivité,
vos impuissants désirs par une morale : indifférence et équi-
valence. Vous en abusâtes comme Jupiter, Barbe-Bleue ou
Henri VIII abusèrent des femmes.
I
Comment Carolamille se libéra
de sa chevelure, de sa famille et de son village
Carolamille était la plus douce et la meilleure petite fille de
son village.
— A quoi bon être meilleure, dit-elle en sortant du lit de
son mari ?
Et elle s’avança vers une glace où elle crut que ses cheveux
blonds avaient foncé.
— Tous les cheveux blonds foncent, dit-elle. Blonds ou
bruns, qu’importe. De même longs ou courts. Courts, ils seraient
peut-être très beaux, et je deviendrai célèbre. Et si je ne le
L’ŒUF DUR — U
36
deviens pas, tant pis ! Le sage dit que la gloire n’est que vanité,
comme la vie d’ailleurs.
Elle prit les ciseaux de son tailleur, et coupa son chignon.
— Que je suis misérable, dit-elle 1 Par amour pour mon
mari, voici que je me suis défigurée. Mais que ces ciseaux coupent
bien 1 Coupons encore, n’importe quoi 1 Cela a si peu d’impor-
tance.
Alors elle coupa avec amabilité le cou à la fille de son premier
mari, et à celle de son premier amant, et à son propre fils Yvan.
— Que je souffre, dit-elle ; c’est inouï ! Et je suis infanticide I
Créer ou détruire, c’est toujours agir. Je vais peut-être devenir
illustre — ou aller en prison. L’eau et le pain, ce sont des habi-
tudes. Le sage dit qu’on est pas mal en prison, ni mal nulle
part. Mais je préfère y échapper. J’ai heureusement des relations.
Et des amis. Je ne sais pas bien où ils sont. Il vaudrait sans
doute mieux partir.
Cependant la nouvelle se répandait dans le village, que Caro-
lamile avait déshonoré ses cheveux.
— J’expie, dit-elle. Mais je ne ferai pas repousser mes cheveux.
Ce serait trop long. Et je ne veux pas les attendre. Je ne reviens
jamais en arrière. Telle est ma philosophie. Je reste toujours
où je suis. Ce qui est arrivé n’advient pas. Et ce qu’on prévoit
n’arrive jamais. L’ordre, c’est le désordre. Il ne faut pas faire
de plan. C’est alors qu’on fait une œuvre. Je ne vais jamais
de l’avant.
Elle fut restée où elle était si son père ne se fut dressé devant
elle — en chemise, avec un bras et une grimace, — pour la
maudire.
— Malédiction, bénédiction, dit-elle. Ce sont des mots en
tion. Tous les mots en tion veulent dire la même chose, ou ne
veulent rien dire.
Elle se faufila entre les jambes de son père, et retrouva par
une porte dérobée son amie de pension.
— Je suis pour vous un scandale public, dit-elle, et je vous
cause bien des ennuis. C’est mon pauvre père qui ameute la
rue. Mais prêtez-moi, je vous en supplie, quarante sous. Vous
n’avez pas d’argent ? Moi non plus. Il ne peut donc rien vous
en coûter.
Elle prit en souriant sa fortune, et se paya un billet de troi-
sième classe pour rejoindre le dernier amant de son dernier
mari. Ayant consulté une horloge, elle manqua son train.
— J’ai beaucoup de malchances dans ma vie, dit-elle. Pour-
quoi mon train est-il parti à l’heure ? Toutes les heures de la
journée se ressemblent pourtant. Et le sage dit qu’il faut vivre
l’instant présent.
37
L’ŒUF DUR
14
Alors elle coucha avec le chef de gare, qui rechercha peur
elle le train parti.
II
Histoire de la grande passion de Carolamille
dans ses différentes phases sentimentales
Carolamille était la plus douce et la meilleure petite fille de
son village.
Mais elle ne voulut pas monter dans le train.
— Je ne reviens jamais en arrière, dit-elle, et je ne me livre
pas aux machines qui reviennent en arrière.
Elle resta où elle était, et cohabita avec le chef de gare durant
huit années consécutives. Mais au bout de cette tentative, son
amant découvrit qu’il ne l’avait jamais aimée. Elle courut
aussitôt jouer du piano dans la petite guérite de l’aiguilleur ;
et se promena, dans l’espoir d’un suicide, sur les rails d’un
tunnel plein de fumée noire, asphyxiante.
— C’est très mauvais au goût, cette fumée noire, dit-elle.
J’ai failli en mourir. C’est le chef de gare qui m’a forcée à l’avaler.
Il ne m’aime plus et cherche à se débarrasser de moi. Et comme
l’aiguilleur n’a rien voulu savoir, il souhaite qu’un train m’écrase.
Eh bien, je vivrai. J’ai tenté la mort ! La mort m’a négligée.
Je suis toujours négligée. La mort... la vie se ressemblent.
De même, le sommeil et les veilles...
Alors elle cessa de dormir.
— C’est affreux de ne plus fermer l’œil, dit-elle. C’est le
chef de gare qui m’a imposé ce supplice. Il ne m’aime plus,
et veut me rendre malade. C’est un sadique. Mais je l’adore.
Et elle s’endormit pour trois jours. Le chef de gare crut à
une léthargie et appela plusieurs médecins. Mais elle leur dit :
— Que vous m’êtes importuns ! La science, l’ignorance se
valent. Molière a dit que vous ne savez rien. Et beaucoup d’autres
qui en savent beaucoup. Personne ne sait rien. C’est pourquoi
il ne faut rien savoir. Aimez et souffrez. C’est ainsi qu’on se
rend utile, comme moi.
Mais le chef de gare la quitta quand même.
— Ma douleur est horrible, dit-elle, j’ai tout sacrifié à cet
homme. Mon mari, mes enfants et mon père. Et il m’aban-
donne ! C’est que j’ai été trop fidèle. Liberté ! Mensonge. Mots
qui finissent en té et en onge 1 Tous les mots en té et en onge
ont le même sens. Et tout a le même sens. C’est le sage qui le
dit.
Le chef de gare pour oublier sa solitude se fit déplacer vers
L’ŒUF DUR — U
38
une gare minuscule. Elle voyagea gratuitement jusqu’à Paris.
— Mon chef de gare ne m’aime plus, dit-elle. Mais il veut
m’oublier. Donc il m’aime I Pauvre garçon I II m’aime ! Il ne
sait pas ce qu’il veut. Moi je sais ce que je veux. J’ai une grande
philosophie. Je n’ai jamais pensé pour la concevoir. Il ne faut
jamais penser. Pensée 1 Bêtise 1 C’est la même chose. C’est le
sage qui le dit. Donc j’ai une grande pensée. ]e ne reviens jamais
en arrière ; et je n’aime plus mon chef de gare.
III
Comment Carolamille exerça ses talents, ses reins,
sa langue et en mourut prématurément
Carolamille était la plus douce et la meilleure petite fille de son
village.
Après trois pas faits dans Paris, elle trouva un vaste hôtel.
Elle y resta ; et se fit envoyer son chien, sa malle et une femme
de ménage accompagnée d’un fils et d’un singe.
— Je me sens seule dans la vie, dit-elle ; et seule dans mon
grand hôtel. Je l’ai pris grand. J’aurais pu le choisir petit. Petit
et grand. Les extrêmes se touchent. Et tout est relatif. Même
mon chauffe-bain cassé ! Mais je veux créer sérieusement. Je
le peux. C’est certain. Mais c’est bien inutile. Et si agréable
de se le dire quand on ne fais rien. Pourtant j’ai besoin d’argent.
Je ferai de la littérature. Mais pourquoi de la littérature ? Pour-
quoi pas de la peinture ? Peinture. Littérature. Mots qui finissent
en ure... Je préfère, au fond, qu’ils finissent pareillement. Je
suis bien plus certaine qu’ils veulent dire la même chose.
Elle coucha avec un caricaturiste qui caricatura ses seins
et la présenta à un peintre,qui la déshabilla avec soixante-dix-huit
autres femmes, qu’elle invita en soirée chez elle. Elle étreignit
la première arrivée et lui confia :
— Mon premier mari m’a coupé les cheveux. Mon chef de
gare m’a fait pousser des wagons I Et mon peintre me colore
les genoux. Je vous dis cela, à vous, mais n’allez pas le répéter.
Vous comprenez, moi, je n’y attache pas d’importance, parce
que c’est beaucoup plus simple. On peut tout dire, et ne rien
dire. Je dis tout. C’est le sage, qui ne dit rien, qui a dit cela.
Et je suis convaincue que vous pensez comme moi.
Comme elle étreignit les soixante-dix-huit femmes dans la
même nuit, elle recommença les mêmes phrases et beaucoup
d’autres phrases. Le matin les soixante-dix-huit femmes étaient
brouillées. Elle se précipita sur un maquignon :
39
L’ŒUF DUR — là
— Que je suis seule, dit-elle ! Je ne ferai plus de peinture.
D’abord j’ai oublié ma boîte de couleurs chez mon peintre. Et
je cherche un vieillard, pour assurer mes jours. C’est beaucoup
moins compliqué, et c’est si proche de la peinture. Je continuerai
le chant, parce que j’ai du talent. J’irai à l’Opéra. Mais j’ai
si mal à la gorge.
Sur les conseils de son maquignon, elle fit de son hôtel une
maison, reçut nombre de clients :
— Que je me sens seule, dit-elle, parmi ces hommes en quête
d’amour. Plus il y a d’hommes, plus je me sens seule. C’est
Guez de Balzac qui l’a dit, ou Jules Sandeau, ou un autre, ou
n’importe lequel. Mais que je me sens seule !
C’est pourquoi elle recevait elle-même les habitués de la
maison ; et des passants.
— Quelle pauvre vie, je mène, dit-elle ! Je ne suis vraiment
pas assez sage. Mais la sagesse est superflue. C’est le sage qui
le dit. Je vais faire du théâtre. Le théâtre, c’est la vie. Ils se
ressemblent tellement ! Ou si peu 1 Mais c’est la même chose !
Et comme c’est la même chose de dire que tout est la même
chose !
Elle happa au passage le premier jeune acteur qui entra.
— Que je suis triste et seule, dit-elle ! Mais mon chauffe-
bain est cassé.
— Qu’à cela ne tienne, répondit-il ! Venez chez moi et je
vous apprendrai la pantomime.
— Enfin sauvée ! dit-elle.
Mais elle attrapa la vérole, et comme elle ne revenait jamais
en arrière, elle resta malade jusqu’à sa mort sans trop pleurer.
L’ŒUF DUR — 14
40
JOSEPH DELTEIL
Demi-Lune
Choléra : une brune de 15 ans, une brune au quinzième
degré. Le visage est plein de sable, de jaunisse et de confiture.
Longue, longue, longue fille I Deux jambes avec un nez dessus
et un sexe entre. Les cheveux par-dessus le marché. Frais dans
ce visage d’épine-vinette il y a des yeux d’érable. L’aiguillon,
c’est la langue, et les bœufs les joues. Le front maigre et rectan-
gulaire d’un corbeau. Au second plan, comme deux lunes rousses,
les seins.
Corne : c’est peut-être la plus sympathique, mais à coup
sûr la plus grasse. Elle a de pleines mains de graisse et les joues
roulées dans le suif. Elle a dix-sept ans et son ventre neuf mois
de plus. Je ne veux pas dire qu’elle est grosse, mais grasse.
Les mots en asse fournissent des rimes très sensuelles, des
rimes qui forniquent. Ça sent le beurre, la vache, et Mme Butter-
fly. Autour de la scène, une atmosphère chaude, toute en vapeur,
une de ces atmosphères qui bouchent les oreilles et crèvent les
yeux. Quant à Corne, c’est une corne de mélancolie.
Alice : Alice est une Nîmoise. La connus-je un jour de Mistral
sur une garrigue devant le Rhône ? Elle a quelque chose du
bouc et de la puce. Des yeux humides dépérissant dans un
terrain calcaire. Elle a dix-huit printemps, mais beaucoup
moins d’automnes. Elle est maigre et dure, toute imprégnée
de sel, de résine et d’os. Son corps est dévoré d’allusions : allusion
à l’étang d’Aigues-Mortes, allusion à la fourmi, allusion à
Mme de Charnepunesse. C’est notre fifille, à Barrés et à moi
Elles habitent trois maisons contiguës, au bord de la Marne,
à Charentonneau. Je crois qu’un honnête romancier indiquerait
ici la profession de leurs père et mère : des pères marchands
de moules et des mères vendeuses de chaussettes, ou inver-
sement. Mais (heureusement) je ne suis pas un bon romancier.
Je ne vous parlerai donc, ô mes chères lectrices, que de
mes trois petites filles, abstraction faitè de leurs ancêtres.
41
L’ŒUF DUR — là
La Marne, à Charentonneau, est une bien jolie rivière, calme
comme moi. Elle coule toute en profondeur, de l’est à l’ouest,
selon les rites, avec de la belle pâte et le meilleur dessin. Peu-
pliers et platanes la pénètrent de feuilles et de racines. Berges
peuplées de maraîchers et de gargottes ; sur une pelouse en
pente, un troupeau de tonneaux de vin va s’abreuver à l’eau ;
hangars en série et villas bourgeoises ; filles à pain et mauvais
drôles couchés dans un beau gazon nourri de merde ; des Poul-
bots dans tous les coins ; casquettes lilas haridelles et ingénieurs ;
enfin l’indispensable péniche ; voilà les bords de la Marne 1
(Nota : que si le tableau est inexact ou incomplet, je prie
qu’on ne s’en prenne qu’à moi !)
Alice, Corne et Choléra s’occupent de couture, de broderie.
Elles passent les soirées ensemble, tantôt sur des chaises à l’ombre
d’un platane, tantôt sous le hangar, tantôt sur la péniche. Je
les vois venir, lentes, les tailles en accordéon. Elles sautent
dans la péniche avec des cris de putois qu’on pèle. Les voici
assises sur des planches pourries. Elles cousent avec du fil
ou lisent avec leurs mains. Il fait chaud et âpre, un de ces vents
du sud qui hantent les robes. Après-midi enceinte de quelque
orage. Elles travaillent, causent. La tiédeur de l’air redouble.
Elles ont des soupirs larges comme la cathédrale de Cologne.
Et ces regards tout à coup aigus comme des serpents, puis qui
s’enroulent comme des serpents autour des orbites ! Bientôt,
Corne délaisse son ouvrage, s’approche encore d’Alice. Elle
lui prend les bras, la taille. Leurs deux haleines rendent tiède
l’atmosphère de Paris jusqu’aux portes de Versailles. C’est un
de ces instants où le moindre geste d’un homme ou d’une petite
fille se propage et se répercute jusqu’à l’infini en passant par
Melbourne, Chandernagor, l’un des deux pôles et la Grande
Ourse. O Alice, ô Corne, je me trouble depuis mon cœur jusques
.à ma plume. Le vent du sud grince dans les amarres, grince
dans vos oreilles. Tout grince ! Choléra est silencieuse et soli-
taire, les deux mains à plat sur les genoux. Et toujours ce vent
du sud, si étrangement pâle ! Il y a des postures équivoques,
des désirs incommensurables, des gestes sous-marins. Et cette
immobilité des trois fillettes, cette immobilité faite de dix mille
mouvements ! Alice et Corne enlacées sont graves et tristes,
tristes et graves, graves et tristes. Le vent du sud brûle pour
la péniche d’un amour épouvantable 1
Un autre jour, les trois filles sont dans la cave Carqueloune.
Elles aiment passer là les soirées chaudes, dans cette fraîcheur
de plâtre, dans ce vaste entrepôt humide, accablé de pompes
et de futailles. Elles s’étendent à même le sol, sur la terre glaise,
et leur groupe forme un triangle. Des effluves vineuses surgissent
L’ŒUF DUR — lâ
42
de toutes parts, des foudres obscènes et du centre des comportes.
Elles posent leurs cuisses à plat sur l’argile froide, et un air
aromatique et rose enveloppe leurs têtes et leur moelle épinière.
Choléra brode un pantalon crème, vide et empli de chair, tout
gonflé d’allusions et d’évocations. Soudain, Alice interrompt
sa dentelle et Corne se regarde les ongles. L’odeur du vin suinte
de toutes parts, trouble et forte. Alice et Corne roulent au milieu
des fûts d’alcool. Un spectre incendiaire flotte au-dessus de
l’entrepôt. Corne, la robe en désordre, montre à quelque tonneau
la peau pure de ses jambes. Elles jouent, toutes trois, parmi
les barriques, et ça et là on aperçoit un soupir ou une gorge.
Jeux de la discordance et de la demi-lune, à la faveur d’un
tonnelet en herbe, dans le hangar auguste ! Jeux de trois filles
pubères et vierges, jeux chastes et sans bornes, où trois cœurs
sont trois quilles, où six jambes et trente doigts cherchent sans
relâche la vérité.
Je connus Choléra en 1920, en pêchant à la ligne. J’étais assis
sur l’herbe, au bord de la Marne. Une touche !... Hélas ! Silence !
Une autre touche ! Cela sentait le vermisseau et l’aube, le goujon
et l’Eucharistie. Touches, touches ! Je pestais contre un peuplier
plein de vent, contre une libellule, contre la cloche de Charen-
tonneau. Le petit matin sentait Charenton et les tonneaux. Et
toujours ce bouchon en contact avec mon cœur ! Cette émotion
de roseau fou, de l’œil qui se fatigue et se pâme sur le bouchon !
Obsession de l’hameçon ! On s’exaspère, on rit, on pleure, on
jure ! Et soudain, sur un signe du bouchon, j’enlève un maigre
carpillon, et d’un grand coup de canne, je le lance sur.. Choléra,
sur Choléra, debout derrière moi, et qui attendait son poisson,
son destin.
Le barbillon lui a barbouillé la figure. Je m’excuse. Le barbillon
s’excuse. Elle essuie ses joues roses avec un mouchoir bleu.
Elle m’aide à déferrer le poisson. Ses mains pleines d’écailles
sont dans les miennes. Un galopin accourt en criant : Hosanna !
Le bateau-mouche accoste à Maisons-Alfort sur les instances
d’une bonniche pleine d’un gosse et de lilas blanc. Au loin,
une grue soulève l’horizon.
Petit Choléra, voici tes mains dans les miennes et les miennes
dans les tiennes ! Quel symbole que ce poisson entre nous deux
comme sur les ornements des prêtres de Jésus ! Ce jour est
beau comme un jour pascal, avec le barrage de la Marne à
l’arrière-plan, et plus près de nous, une chèvre sur la berge au
bout d’une corde qui broute, une maisonnette au nez rouge
attablée devant un demi, un plongeur cosaque, une putain et
un pont.
Depuis, je revins souvent au bord de la Marne. Je fis la
43
L’ŒUF DUR — là
connaissance d’Alice et de Corne. Je les suivais sous le platane,
sur la péniche et dans la cave Carqueloune. Mais la cave était
la meilleure.
Nous nous asseyions entre deux foudres. Une ombre chaude
venue du zénith tombait des hauteurs du hangar sur les épaules
de Corne, autour de nos bras et de nos bouches. Alice me tirait
la bonne aventure et Choléra exhalait des miasmes... Une sorte
de fièvre surgissait des fûts, sautait dans nos poignets, esca-
ladait nos cerveaux. Alice était toute pâle, les yeux couleur
d’eau bénite, la langue acide, des griffes au bout du nez et un
bec derrière le dos. Elle me regardait longtemps, d’un air démo-
niaque, dans le clair-obscur. Et enfin, n’y tenant plus, je me
glissais dans ses jambes, je mordais ses bas, je cassais ses lacets,
je la déchaussais, je suçais la plante de ses pieds, longtemps,
avec toute ma langue, jusqu’à ce qu’elle s’évanouît au milieu
de ses soupirs et de ses souliers en cuir de vache, ou plutôt,
jusqu’à ce que Choléra, ou dans l’occuJrence Corne, vinssent
me tirer par les cheveux avec une brusquerie épouvantable,
me volassent ma montre pour la cacher dans leur ventre, me
griffassent au cou et au cœur, et me maintinssent pantelant et
demi-nu dans le cercle de leurs regards et de leurs quatre seins,
là, sur la terre fraîche, dans cette atmosphère d’alcool...
Souvent aussi, nous allions passer nos après-midi dans l’île
des Corbeaux. Nous prenions une barque plate ; nous ramions
à tour de rôle. L’odeur de l’eau enivrait rapidement Corne qui
bientôt battait des mains, déclamait des devinettes, tirait la
langue au soleil et crachait sur les avirons. Alors je la prenais
par les pieds, et je plongeais sa tête dans l’eau, tandis que ses
jupes retroussées m’offraient un pantalon énorme, pareil à
deux nuages du genre nimbus, blanc avec des dentelles, et deux
bas se prolongeant jusqu’à l’infini. Nous abordions sur une rive
sale, parmi des choux en pomme, près d’un chien crevé. Alice
et Choléra sautaient d’un seul coup à la façon des chattes.
Quant à Corne, je la prenais dans mes bras, je la portais à terre ;
je n’en finissais pas de la déposer sur le bord, toute lourde,
presque pâmée, le visage et les mains pleins de Marne.
De jour en jour, d’ailleurs, Corne devenait plus molle. Le
soir de la nouvelle lune, sous un prétexte archaïque, elle m’em-
brassa sur la bouche. Plus tard, elle consentit à pisser dans mes
mains. Son besoin de me toucher, de me palper, devenait into-
lérable. Elle se mit à lire le marquis de Sade et Les Onze Mille
Verges de Guillaume Apollinaire. Un matin, tandis qu’Alice et
Choléra vaquaient à leurs ménages, elle m’attira dans la cave
Carqueloune,, et devant cinq cents tonneaux, elle m’embrassa.
Nous fûmes sages et passionnés. Je suçais son nez, je flairais
L’ŒUF DUR — 14
44
ses aisselles, au poil fin et ammoniacal. Elle, elle délaçait mon
gilet, me pinçait la peau, me chatouillait les mamelles ou quelques
côtes. C’était adorable et esquintant.
Epidémies
Jamais deux sans trois.
Alice et Corne sont mortes. Reste Choléra !
Mais je ne puis tout de go conduire mes lecteurs à San-Muguel.
Je sens toute la convenance d’un intermède. Ce sera une sorte
de méditation naïve et lugubre dans le cadre d’une cholérique
Barcelone.
Donc une attirance mêlée d’effroi, un vaste instinct de des-
truction me poussaient chaque jour davantage vers Pampe-
lune. Mon intelligence, mon cœur, mes pieds protestaient,
chacun avec sa langue propre. En vain ! Par étapes, et parfois
avec des reculades, je me rapprochais, peu ou prou, de l’Espagne.
De Seaton à Calais, de Calais à Strasbourg, de Strasbourg à
Cette, de Cette à Tunis, de Tunis à Barcelone, comme un oiseau
encerclant sa proie (mais la proie, c’est moi !) je me rapprochais.
Lorsque j’arrivai à Barcelone, le choléra ravageait la ville.
Il mourait environ cinquante huit mille sept cent quatre-vingt-
dix-neuf personnes par jour. Les femmes surtout succombaient
en beauté, et l’espèce s’en faisait rare. Les théâtres étaient
tendus de noir, et la Bourse elle-même chômait. Dans les charcu-
teries, les cochons étaient passés maîtres. Les maisons de modes
étaient pleines de mannequins morts. Les boutiques, les échoppes
regorgeaient de bottines et de rhum. Parfois, sur les boulevards
déserts, passaient des bandes de vaches en quête d’un peu de
paille. Le Grand-Palais, portes grandes ouvertes, était vide. Sur
le port, les pilotes gisaient deux par deux le long des jetées,
raides comme des ancres. Par douzaines, tous les matelots mou-
rurent. Et un soir, à travers les passes vertes, tous les vaisseaux
prirent ensemble le large avec des équipages de cadavres.
Dans la ville, il ne restait d’ouverts que les églises et les
bordels. Ce sont là deux bons refuges devant la mort. Mais
je ne désapprouve pas les hommes intelligents qui choisissent
les églises. Sur l’échiquier de la vie si vous ôtez la pièce Dieu,
il ne reste que des pions. Eh bien, j’aime mieux le grand jeu 1
Mais la populace préfère les bordels. Ils fleurissaient rouges
et jaunes tout le long de la Calle di Merda, superbes avec un
45
L’ŒUF DUR — 14
grand air espagnol. Je n’ai pas souvenance d’en avoir jamais
vu d’aussi beaux, sinon peut-être à Toulon, dans l’inoubliable
Chapeau-Rouge. Mais je ne tiens pas ici à m’embarquer dans
une description du Chapeau-Rouge. Ce sera pour un prochain
roman. Revenons à Barcelone. Donc, de part et d’autre de la
Calle di Merda, et pendant des kilomètres, les bordels s’ali-
gnaient, en rangs militaires, décorés comme des généraux, avec
à la hampe leurs grandes lanternes rouges comme des drapeaux.
On respirait la poudre et les bals à plein nez. En travers de la
rue, d’une maison à l’autre, étaient tendues des ficelles où
séchaient des jupons sans nombre. De sorte qu’on marchait
sous un ciel de jupons. Les cuisines puaient, et par instants il
soufflait une brise chaude toute chargée d’une odeur de latrines.
Sur chaque seuil stationnaient, à l’ancre, attendant le poisson,
des Andalouses épaisses comme des baleinières. Elles étaient
là, droites, le poing sur la hanche, et le talon sur l’oreille, sem-
blables à des démiurges. Leurs chemisettes tentiques avaient
l’air d’uniforme bleu horizon. Elles montaient une vague garde.
Et elles étaient toutes poilues.
Parfois, un chien d’offensive aboyait dans un lit. Parfois,
un canari dans une cage, les plumes couleur de Gange, saluait
le soleil très bas avec une voix bouddhique. Parfois aussi,tout
simplement, de l’une des plus vieilles portes, sortait un grand
Castillan très maigre, blême sous un chapeau oblique, l’œil en
désordre, les lèvres épaisses de morgue, et drapé dans un manteau
de pourpre. Il s’en allait, au pas de parade, sur le trottoir sec,
et, de toutes les fenêtres, tombaient sur lui, au hazard, des
roses et des tomates.
Moi, je rôdais tout le jour dans les rues désertes. Les épidémies
de peste ou de choléra sont très propices aux amateurs d’art.
On peut contempler à l’aise, sans pourboires et sans cicerones,
les monuments les plus colossaux (et j’oubliais : sans discours l)
et, dans cet état de demi-abandon qui leur confère une grâce
très respectable, une très fine poudre de ruines. Plus de tramways
dans les rues. Plus d’agents ni de passants. Plus de chevaux ni
de piétons. Plus de ces filles en cheveux qui gâtent les meilleures
places publiques. Plus de soldats quatre par quatre et plus de
vieux messieurs. Plus d’armée ni de magistrature. Plus de taxis.
Plus de goujats. Plus de femmes mûres... A peine, ça et là,
quelques corbillards I
A mesure que Barcelone se dépeuplait (et au tarif de 58.799
par jour...) les jardins publics se repeuplaient. La nature reprend
toujours ses droits. Des moutons à l’abandon campaient autour
des kiosques. Quelques veaux et quelques mules. Les oiseaux
laissés à leur initiative bâtissaient des nids à tour de bras
L’ŒUF DUR — 14
46
Dans les pièces d’eau, les poissons se soulevaient avec la compli-
cité des cygnes. Les chiens libres s’accouplaient à l’ombre des
réverbères, puis s’agençaient des chenils sous les fusains avec
des pétales de roses. Les colombes tombèrent dans la débauche,
et les ânons même forniquaient. Les herbes folles fraternisaient
dans les plates-bandes avec les sages. Les fourmis se préparaient
pour les grandes invasions. Les chats, repus de merles, se léchaient
respectueusement les pattes, assis sur les épaules des statues,
Il vint des mulots, des lézards, des vers de terre et des pies.
Un pullulement de moustiques dévorait le soleil. La terre fré-
missait d’une vie intense et nouvelle. Et il ne laissa pas de se
glisser dans ce nouveau Paradis quelque calme serpent bleu,
dardant sur le vide ses immobiles yeux d’or.
Et Eve ?...
La voici !
Elle se tient debout devant le bassin maléfique où elle effeuille
une rose d’infante. Elle est pâle et maigrichonne, avec un nez
bourbonnien et des poignets d’argent.
Je l’aborde, et elle me conte son histoire :
— Elle s’appelle Conception, mais est peu immaculée. Son
amant vient de mourir (du choléra naturellement) et elle craint
que l’enfant qu’elle porte dans son sein ne soit lui-même enclin
à l’affection paternelle. Pour tout dire, elle cherche une... com-
ment dirai-je ?... une avorteuse. Mais elles sont toutes mortes
dans l’accomplissement de leurs fonctions. Je ne puis jouer
moi-même les rôles tragiques !... Conception m’enchante par
cet air de parodie qui lui sied tant lorsqu’elle écarte en triangle
les traits de sa bouche pour un sourire sans vergogne. On dirait
un lézard vertical. Elle m’offre des pistaches, et je lui donne des
douros. Du coup, elle m’accable de ses pistaches, qu’elle sort
de sa robe. Je les mange docilement dans sa main. Une main ?
si l’on peut dire ! C’est une conque de nacre, une coquille d’écaille,
un vase de porcelaine, une vasque de marbre, etc., etc... Concep-
tion sourit en regardant son ventre. Elle avale les douros et
gigotte en fredonnant un air obscène. Bientôt, je succombe sous
les pistaches. Je pleure et je casse mes genoux. Bref, je me jette
à l’eau !
— Conception !
Je revins souvent devant ce bassin obscène. Conception n’y
était plus. Elle était morte le soir même dans mes bras) pas
d’amour, du choléra, quoi !). Je faisais vingt-cinq fois le tour
du bassin, puis je m’arrêtais, je faisais le signe de la croix. Je
fouettais l’eau avec ma canne, et je crachais dedans.
Les jours de fatigue, je m’asseyais sur la margelle, et avec
mon doigt je faisais des ronds dans l’eau.
47
L’ŒUF DUR — 14
Lorsque le bassin se dessécha, je fus pris d’effroi. Et en cachette,
chaque jour, à l’aube, je venais pisser dedans pour lui sauver
la vie.
Cela dura quinze jours.
Le premier jour, je songeai à Alice.
Le second jour, je songeai à Corne.
Le troisième jour, je songeai à Choléra.
Le quatrième jour, je songeai à Alice.
Le cinquième jour, je songeai à Corne.
Le sixième jour, je songeai à Choléra.
Le septième jour, je songeai à Alice.
Le huitième jour, je songeai à Corne.
Le neuvième jour, je songeai à Alice.
Le dixième jour, je songeai à Corne.
Le onzième jour, je congeai à Choléra.
Le douzième jour, je songeai à Alice.
Le treizième jour, je songeai à Corne.
Le quatorzième jour, je songeai à Alice.
Le quinzième jour, je songeai à Choléra.
Alice, Corne et Choléra ! Quel beau trio, et quelle belle trinité !
N’est-il pas temps enfin qu’au terme de ce vingtième chapitre
je trace de vous d’une plume impartiale et d’oie un triple
parallèle ?
Alice : brune comme une baie de cèdre, ton long corps de
momie qui évoque les cercueils d’acajou, tes jambes de serpent
et tes yeux d’évêque, oui, brune comme le champignon comes-
tible qu’on nomme cèpe, Alice fine fleur de la garrigue, coiffée
d’olives et ceinte de coquelicots, fille d’azur et de miel, peau
dure pour anthropophages, cigale et vache, ver de terre et louis
d’or, Alice, je voudrais coucher instantanément avec toi sur
un lit de sel devant les étangs.
Corne : auguste enfant, pyramide incommensurable. Corne
aux yeux de lymphe, petite boule, grosse poule, ourse, dinde
et parallélipipède, tonne de chair, arche de lard, fille de Beauce
au ventre asiate, avec des joues normandes et des cuisses juives,
Corne, corne d’abondance, qui parles avec le nez et ris avec les
oreilles, femme-type, telle que la conçoivent Salomon, Léonard
de Vinci, et Anatole France, plénitude et majesté, océan et
monde, forme et matière, grâce, ô Corne, c’est à toi que je songe
à l’heure immense où le Désir insatisfait des femmes et des
sexes, cherche à tâtons dans le crépuscule des voluptés éléphan-
tesques.
Et toi, Choléra, toi que je connus toujours la plus raisonnable
de toutes, ô petite fille de Minerve, ô enfant de déesse, ô Choléra,
parfois zèbre et parfois corps de houille, longue, heureuse et
L’ŒUF DUR — 14
48
malléable fleur, ô fruit digne de sa fleur, ligne et contour, par-
faite femme aux ongles polis, tigre et étoile, épiderme et cœur,
ô syntaxe, ô synthèse, apogée, que ne suis-je un hérésiarque
barbu pour te violer dans une ville sans lune, un soir d’épidémie !
Le lendemain, je partis pour Pampelune.
(Deux chapitres de Choléra, À paraître à la %evue Européenne.)
Jardins suspendus
Nous avons reçu de beaux livres.
Jean Giraudoux : Siegfried et le Limousin (B. Grasset).
Jean Cocteau : Le Grand Ecart (Stock).
Jean Cocteau : Plain Chant (Stock).
André Salmon : Propos (TAtelier (Crès).
Pierre Mac Orlan : Malice (Crès).
Pierre Mac Orlan : La Vénus Internationale (N. R. F.).
Raymond Raqiguet : Le Diable au corps (B. Grasset).
François Mauriac : Le Fleuve de Feu (B. Grasset).
Joseph Delteil : Sur le Fleuve Amour (Renaissance du Livre).
Francis Carco : Verotchka VEtrangère (A. Michel).
Philippe Soupault : Le Bon Apôtre (Revue Européenne).
Max Jacob : Le Terrain Bouchaballe (Emile-Paul).
Michel Georges-Michel : Dans la Fête de Venise (Fayard).
Jean-Michel Renaitour : L'Enfant chaste (A. Michel).
Jean-Michel Renaitour : Monsieur Sceptikus.
André Germain : Têtes et Fantômes (Emile Paul).
Geo Charles : Sports (Montparnasse).
Monjauze : L'Homme qui rame.
Constant Burneaux : Le film en flammes (Anvers).
Tonny Lérys : Le Printemps souriant et grave (Crès).
Georges Marlier : L'Œuvre plastique de Joostens (Ça Ira).
Chateaubriant : La Brière (B. Grasset).
Estaunié : L'Infirme aux mains de lumière (B. Grasset).
André Maurois : Ariel ou la vie de Schelley (B. Grasset).
Daniel Halévy : Vauban (B. Grasset).
C’est une pitié d’être obligé de glisser si vite sur ces livres
dont quelques-uns sont des dates pour nos vies discrètes.
Le Gérant : Jean ALBERT-WEIL.
Imprimerie Alençonnaise, 11, rue des Marcheries.
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COLLECTION DE LA REVUE EUROPÉENNE
SOUVENIRS
DE
MA VIE LITTÉRAIRE
PAR
MAXIME GORKI
Traduit du russe avec Vautorisation de l’Auteur par .
Michel Dumesnil de Gram ont
Cet ouvrage, qui n’a pas encore été publié en russe, est peut-
être bien le chef-d’œuvre de MAXIME GORKI, dont les sou-
venirs de jeunesse ont obtenu un si éclatant succès.
C’est le ROMAN des milieux littéraires russes
Un volume in-12 carré, sur beau papier vélin Lafuma, orné
d’un portrait de l’auteur................................ 10 fr.
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