23 L’ŒUF DUR 15 vivre sur les bords de la Manche quelques jours d’amour dont la pleine beauté s’épanouissait sur la mer toute lamée d’argent dans le soleil. Jeune encore, surprise par mon audace qui avait fait chanceler son existence morne et insouciante, mon amie vivait vibrante, animale, heureuse ; et je goûtais la joie des despotismes satisfaits, de la chair victorieuse, de la beauté enchaînée. Puis un matin comme je restais pensif, sur la terrasse de notre villa, seul, face à la mer que l’aube bourrelait de rose, survinrent la satiété louche, l’orgueilleux énervement de l’esprit honteux de s’étioler dans la bestiale béatitude. Et ce fut aussitôt le départ brutal sans même prévenir celle qui m’avait confié sa vie, ce fut le voyage hérissé de problèmes moraux, d’inquié tudes perverses, de fausses joies. — « Eh bien ! je suis débarrassé. Me voilà tranquille. » Le passage marécageux, gluant m’écceu- rait ; quelques averses fouettaient le train ; c’était un dimanche : les stations accrochaient des lambeaux de fêtes locales ; des filles en toilette claire m’invitaient à la danse, avec des bouches sirupeuses. Amiens : des jardins des canaux tournoient. Quelques heures après je roule vers la Normandie. Caen : il y a là un ami qui m’accueillera, qui me comprendra peut-être. Dans la nuit je traverse une ville pesante d’une immense saveur balza cienne. Une rue retirée, une porte cochère, une lanterne sourde éclairant le guichet qui s’ouvre : — C’est toi, Mausset ? — C’est toi, ici, Jean ? Confidences, conseils, Mausset s’apitoie sur mon compte : « Mon pauvre vieux. » Je suis presque gêné d’être plaint avec tant de ferveur, et tout de suite honteux de cette gêne, je m’imagine créancier de mon ami et obligé d’acquiescer à ses idées. Mausset a reçu une éducation protestante ; il s’est rallié à une morale sérieuse et simple. J’admire sa longue tête angu leuse, ses yeux bleus d’une mobilité perpétuelle, pressés d’ex primer et de diriger des scrupules. « Vois-tu, Jean, fait Mausset, nous ne sommes faits, toi comme moi, ni pour l’adultère ni pour la goguette. La vie chaste, et quand le cœur est vraiment pris, quand c’est vrai ment l’amour alors le mariage, la famille. » Et je l’écoute avec respect, bien que ce mot d’adultère appli cable à mon cas me paraisse d’une dimension bizarre et un peu ridicule. Il fait bon. La nuit d’été répand sa douceur ; l’air s’emplit du son des cloches. Mausset me propose une promenade pour détendre mes nerfs. Je prends des résolutions de sagesse. Cepen dant une atmosphère de provincialisme et d’aventure me berce.