39 L’ŒUF DUR 15 vite en un état nettement pénible. Alors, tandis que la femme dort encore, on se réveille tout à fait, et en vertu de l’implacable loi de compensation, qui plane au-dessus des souffrances et des plaisirs humains, on commence à expier les plaisirs qu’on n’avait même pas pu saisir à pleines mains. On sent tout d’un coup une cuisse molle et détendue, comme morte, qui est glissée entre vos cuisses, les gêne et y imprime, suivant toute la surface de contact, une moiteur insupportable ; il n’y a plus le moindre rapport entre cette masse de chair tiède qui se liquéfie entre vos membres retrouvés, et la cuisse si fermement dessinée, si solide, si sûre, qu’on croyait à jamais posséder, et qu’on ne pouvait regarder ni toucher sans éprouver un heureux frisson de tout le corps. Et de même on s’aperçoit dans un éclair que l’épaule hors des couvertures est devenue le lieu de repos d’un bras inerte, que l’air de la nuit a refroidi sans le raffermir, de telle sorte que l’on ne peut s’empêcher de penser aux anneaux déroulés d’un serpent ; sur la poitrine, comme les amants étaient couchés sur le côté, et que les chemises sont entr’ouvertes et décolletées, on sent s’écraser un sein fondant, et l’on a l’impression grandissante d’être submergé, noyé, étouffé, par toute cette chair sans vie que la nuit a collée autour de la vôtre comme les plis définitifs d’un linceul. On essaie de se dire qu’on exagère ; effrayé de toute cette gêne qu’on découvre, on ferme les yeux pour ne pas voir le revers d’une médaille dont on chérit si fort le côté brillant ; on attribue ces mouvements de recul à la fatigue, à la tête lourde, et dans un effort désespéré, muet pour ne pas réveiller cette femme qu’on aime encore mieux voir dormir, on se force à sourire, on se dit : « que je suis heureux », on tisonne son désir. Mais il ne peut plus s’élancer, pas plus qu’une flamme ne jaillit de cendres mouillées. On s’acharne d’autant plus à recréer le désir qu’on s’en découvre plus loin ; on fait repasser devant ses yeux la collection d’images que tout homme s’est généralement formée, et où il trouve une excitation presque instantanée ; on perd son temps ; on touche à une limite, après avoir vécu des semaines et des mois dans la conviction que la chair peut donner un plaisir sans bornes, on doit s’avouer qu’il n’en est rien, et dans un mouvement d’humeur provoqué par le désespoir, on abolit jusqu’au souvenir des jouissances pourtant réelles et nombreuses qu’elle a données, pour s’hypno tiser sur celle qu’elle ne peut plus offrir, et pour la maudire. On est emporté par une sorte de rage, contre soi-même et contre la femme ; on éprouve un immense besoin d’être débarrassé de ces joies que l’on ne peut pousser à fond ; le désir des choses totales remonte au cœur, et l’on ne considère plus les deux corps