L’ŒUF DUR 15 40 nus que l’on touche, aussi bien le sien que l’autre, que comme des ennemis, que comme des obstacles à un plus grand bonheur, dont la sourde nostalgie ne cessait de progresser au milieu des sourires, des larmes et des fièvres. On a soif d’arracher les couvertures, de rejeter loin de soi comme une fleur morte et pourrie ce corps dont on s’était orné, de se laver, de partir, de courir dans un air véritablement libre et dans la lumière du jour. Tout ce qu’on jugeait délicieux et vivant ne paraît plus qu’une main-mise sournoise de la mort sur un domaine qu’on aurait dû lui défendre. Cette cuisse semble me mordre le ventre, me souiller, me faire du mal ; et je découvre une ennemie mortelle dans cette femme dont mes baisers ont fait tomber le masque. On se trouve ridicule; cette révolte instinctive de la chair a encou ragé la pensée à revenir, et le sang-froid désarmant qui accom pagne la pensée. On se demande par quelle aberration on a pu se laisser mettre dans une telle posture, on écarte le drap, et l’on scrute d’un œil désabusé le corps de sa maîtresse ; on voit à quel point de laideur peut atteindre un corps de femme qui n’est pas parfait, et le mécanisme de l’intelligence étant mis en action, on glisse, dans un oubli complet de la situation, à des raisonnements, à des comparaisons ; on se demande si l’on ne trouverait pas le corps d’un homme plus près de soi et moins décevant. Mais le froid a réveillé la femme ; elle lève ses paupières, elle ouvre sa bouche que tant de baisers et de fards ont rendue habile et fripée ; et, sans qu’on puisse jamais savoir si elle éprouve les mêmes impressions de désillusion ou de souffrance, si elle parle pour s’étourdir, ou simplement par habitude, ou si vraiment elle est sincère, elle dit en vous nouant les bras autour du cou : « Que je suis heureuse, que je t’aime. » On reste silen cieux, contracté et fuyant... Elle insiste... Ses lèvres vous cher chent la bouche, la poitrine, la langue. Elle murmure : « Dis-moi que tu m’aimes. » Et alors, poussé par on ne sait quelle lâcheté ou quelle pitié, on répond : « Je t’aime », et la langue qu’elle cherchait cesse de se dérober. Avec une sorte de résignation, on ferme les yeux, on l’enlace ; un nouveau désir, trop tardi vement venu, trop partiel et trop mécanique pour qu’on triomphe, revient, et l’on s’abandonne à l’incomplète et factice ivresse qu’on a si longtemps sollicitée. Puis on ne sait plus ; on ne sait plus à quel moment l’on fut victime d’une aberration : quand on voyait dans la chair l’obstacle, ou lorsqu’on la divinisait, on est à bout de forces ; on ne cherche plus à conclure ; on remet la conclusion à plus tard ; on essaie de penser que ce jeu de balance est fatal et humain, et d’un cœur indécis, on sonne le maître d’hôtel pour qu’il apporte le chocolat et le beurre.