138 ÇA IRA ! programme, nous le savons, est à leurs yeux un ensemble d'illusions et de con ventions, ils prennent la défense d'un sophisme contre la réalité et contre l'évènement). Mais la signification de leur geste leur échappe, et les meilleurs d’entre eux ne se rendent même pas compte, peut être, qu’elle est tout entière dans leur volonté obscure de résistance aux caprices des évènements * * * ]’ai dit ailleurs qu’un conflit latent mettait aux prises les historiens et l’his toire ; — les uns qui sont des éxégètes des faits et des mauvaises déductions qu’ils ent tirent, l’autre étant toute en tière esprit. Je dirais volontiers, pour m'expliquer davantage, que les histo riens comme les politiciens ravalent la réalité à la taille des évènements et qu’ils sont incapables de voir, à travers ceux-ci, ou au dessus d’eux, la réalité souveraine. Les historiens épiloguent sur les évènements, l’histoire repose sur la réalité. Or ce sont là des termes et des forces contradictoires. Je prendrai des exemples pour mieux expliquer ma pensée, et puisque nous vivons à une époque aussi favorable à la méditation, j'en prendrai de contem porains. Ainsi la renaissance de la Pologne, ou la création de la Tchéco slovaquie sont des évènements mais non des réalités. La Pologne fut jadis une réalité, — en fait, bien vacillante — et qui se décompose peu à peu, moins par les conquêtes de ses voisins que par l'affaiblissement et la lente déconfiture de ses facteurs intimes. Supprimée, elle ne survécut que dans le cœur de quel ques hommes, assez généreux, assez élo quents, et — disons le — assez héroïques pour donner du relief à ce sentiment. La nécessité d’une Pologne ne se fai sait pas sentir dans le cadre européen, et c'était une preuve que sous une belle légende et des discours pathétiques, aucune réalité polonaise ne s’affermissait plus. Le traité de Versailles a rendu la vie à la Pologne ; au début de la guerre, tous les monarques intéressés à se créer des sympathies dans le monde firent déclarations sur déclarations pour pro mettre à la Pologne une renaissance magnifique. C’était un cri sentimental jeté dans la tempête sentimentale de la guerre. Après l’armistice, on se crut obligé de réaliser la promesse. Parce qu’une Pologne avait existé jadis, on en recomposa une, de toutes pièces, ar tificiellement. (On la refit, d’ailleurs parce que les espoirs capitalistes lui assignaient un rôle de gendarme). Le résultat ne se fit pas attendre : nid d’intrigues et de passions exaspérées, sans existence na tionale, sans frontières positives, sans rythme, sans organisation, — sans réa lité, en deux mots — la Pologne se débat contre une mort violente, et même si le sort lui permet de trainer une vie pitoy able, elle sera asservie moralement aux peuples occidentaux, et économique ment à ses voisins. Sa reconstitution fut un évènement, c’est à dire une création d’hommes d'Etat et d’historiens, que l'histoire négligera. Poussons plus loin l’exemple : les rares états ou groupements qui ont un pro gramme international, — l'Italie et les travaillistes anglais, entre autres — ne se soucient pas de l’évènement polonais et restent attachés à la réalité russe, ou plutôt à la réalité européenne, d’équi libre, de liberté et d’entente économique.