INTRODUCTION A QUELQUES POÈTES Paul Neuhuys.
HOLLANDE . Arthur Petronio.
LA CAPITALE DÉCHUE . . Jacques Lothaire.
STENDHAL (Suite et Fin) . Léon Chenoy.
LIEUX-COMMUNS Paul Manthy.
NOTULES :
LES LIVRES * * *
Administration-Rédaction :
61, Hofstraat, Eeckeren ®
Introduction à
Il est indéniable que la jeune poésie
française traverse en ce moment une
période de haut intérêt. L’époque
incohérente que nous vivons n’est pas
favorable à l’harmonie des mouvements
littéraires. Toutefois l’état de guerre a
eu sa répercussion sur notre sensibilité.'
Les conditions de la vie ont subi des
modifications profondes, et loin de se
tarir, les sources du lyrisme se sont,
peut-on dire, multipliées. Le tempéra-
ment moderne du poète ne correspond
plus à l’idée qu’on s’en est formée jus-
qu’ici. La poésie nouvelle, lasse d’étrein-
dre des chimères, cherche de plus en
plus à se développer sous le contact
immédiat de la réalité. Le monde a
changé de face et la canonnade de
ces dernières années qui a ébranlé
les bases de l’édifice social, a atteint
du même coup les monuments de
l’esprit humain. Le monde ne s'est
pas encore ressaisi. La conscience
humaine est bouleversée par les consé-
quences qui ont résulté de la civilisation.
Tous les principes sont en conflits.
Cependant une riche floraison de poètes
a surgi du chaos. Ils nous apportent le
témoignage supérieur de notre état
d’esprit moderne et il n’y a dans l’évo-
lution du lyrisme rien d’analogue à leur
vision du monde.
La vieille critique conservatrice a
coutume d’appeler cela un période de
formation. Cette formule lui permet de
ne pas prêter attention à l'art vivant.
Est-ce à dire que notre époque ne pro-
duit pas d’œuvres définitives. Ce serait
une erreur regrettable de le croire. En
quelques Poètes
réalité, la littérature a toujours été en
formation. Le phases d’unité sont rares
dans l’histoire des lettres et ce sont
généralement des époques, où la con-
ception de la poésie est circonscrite par
un esprit qui s’est imposé. La nouvelle
génération se meut plus librement et elle
poursuit une interprétation de plus en
plus vaste de la vie d’aujourd’hui.
Il serait cependant puéril de croire
que cette transformation se soit opérée
du jour au lendemain. Les courants les
plus révolutionnaires ont des origines
lointaines. On est même parfois tenté
de remonter très loin en arrière pour
découvrir des précurseurs. Le dadaisme
descend peut-être de Pythagore. Cela
semble paradoxal ; pourtant des vers
dorés comme celui-ci : “Ne pissez pas
contre le soleil,,, ne font ils pas songer
aux ésotériques notations de nos plus
invitérés dadaistes.
*
* *
Un poète qui conserve avec notre
temps des rapports plus certains c’est
assurément Villon. Il est de l’avis una-
nime un poète moderne.
Villon représente le moyen
âge comme Ronsard représente la
Renaissance. Ils incarnent les deux
aspects opposés du sentiment humain
qui, d’action en réaction, se sont dis-
putés l’empire de la poésie. — Notre
époque de misère sociale nous rappro-
che de la sincérité cruelle de Villon.
Notre préférence va aujourd’hui aux
impulsifs à ceux qui ont poussé le cri du
cœur sous la pression des évènements.
/
/
210
ÇA IRA !
Il y a ceux qui habillent la poésie et
ceux qui la deshabillent de ses délicates
fictions. Les poètes qui sont attachés à
la perfection de la forme nous émeuvent
par la distinction de leur effort. De
Ronsard à Moréas, par André Chénier,
ils se passent le flambeau de la beauté
antique. Mais l’élan de sincérité qui va
de Villon à Verlaine est issu de senti-
ments plus profondément humains et
avec eux il nous est possible de péné-
trer au cœur de la poésie moderne.
*
* %
L’avènement du symbolisme date à
peu près d’un demi-siècle. Vers cette
époque Tristan Corbière, le falot poète
marin lançait à l’auteur d’Océano Nox
la fameuse apostrophe :
Eh bien tous ces marins, matelots, capitaines,
Dans leur grand Océan à jamais engloutis,
Partis insoucieux pour leurs courses lointaines,
Sont morts-absolument comme ils étaient partis.
....Qu’ils roulent infinis dans les espaces vierges !...
Qu’ils roulent verts et nus,
Sans clous et sans sapin, sans couvercle, sans cierge,
Laissez les donc rouler, terriers parvenus !
Verlaine tira Tristan Corbière de
l’oubli en le classant en tête de ses
poètes maudits. Les poètes maudits sont
ceux qui ont le mieux perpétué le rôle
sybillin attribué aux poètes. Rimbaud
est parmi ceux-là. Rimbaud, le plus
indiscipliné et le plus absolument ori-
ginal des poètes, ouvre incontestable-
ment la voie à toute la jeune littérature.
Ce jeune homme rebelle à toutes con-
verentions, obsédé par les abstractions
symbolistes veut tout exprimer et
renonce à dix-huit ans à la carrière des
lettres. Il devient explorateur.
Laforgue aussi occupe une place
prépondérante dans les origines de la
poésie actuelle. Il est demeuré dans le
domaine transcendant de la pure sensi-
bilité. C’est un poète métaphysique
doublé d’un poignant ironiste. Il révèle
des sensations neuves. Il jette sur les
misères du monde un coup d’œil exempt
d’illusions et conclut que le monde doit
redevenir plasma. Le “Redevenez
plasma,, de Laforgue enveloppe la
volonté créatrice de notre généra-
tion.
Lautréamont jouit aussi d’une grande
faveur parmi les jeunes. Il pousse le
pessimisme jusqu’à rompre avec l’huma-
nité. Il ne se complaît plus guère qu’aux
images sadiques qui traversent son
imagination. Il découvre les bienfaits de
l’immoralité tant il a soif de se dégager
de l’hypocrisie.
Tous ces poètes ont assimilé l’époque
de malaise à laquelle ils ont vécu. La
plupart ont été des détraqués des mala-
des ou des voyous. C’est peut-être un
effet de leur profonde réceptivité.
Ils ont promené à travers leur temps
une lassitude exaspérée. Ils se sont senti
isolés dans un monde où nulle situation
n’était faite à la nudité de leurs senti-
ments.
Aujourd’hui leur cruelle sincérité est
bien près de triompher de l’optimisme
béat des poètes de salon. Nous avons
appris à vivre dans le présent. Nous
concevons autrement des vertus en
donnant aux vices le caractère humain
qu’ils comportent. Le principe négatif
du mal nous apparait comme une néces-
sité. Les valeurs morales comme toutes
les autres valeurs ne sont plus des
valeurs sûres, et une sainte franchise
peut seul régénérer les mœurs de notre
siècle. Aussi est-ce dans l’intérêt vital
ÇA IRA !
211
de l’art de se dégager de son caractère
unilatéral.
Après une tragédie de Corneille, le
spectateur en reprenant contact avec
son millieu s’écrie : “Le monde est taré,,.
De même qu’après une tragédie de
Racine on s’écrie : “L’amour n’existe
plus,,. Cette erreur constitue un danger.
Notre époque n’est pas dépourvue de
lyrisme. La tare du monde est originelle
et l’amour n’existe que par la misère
inhérente à notre condition d’homme.
La poésie doit s’identifier à la vie en
renonçant aux principes caducs de la
vieille morale : l’honneur bête et la fausse
pudeur. La grandeur humaine est éparse
jusque dans les cœurs les plus obscurs,
et la parcelle d’amour qui vibre au fond
d’une petite prostituée est -aussi digne
d'intérêt que Titus et Bérénice se disant
adieu pendant cinq actes.
Tout est sujet de poésie. Les poètes
veulent éteindre le présent. Ce qu’ils en
disent n’est pas en vue d’atteindre une
postérité illusoire. Le “culte des grands
hommes,, est une taciturne facétie. Ils
veulent vivre, dans leur temps —■ selon
les besoins, les joies et les intérêts du
moment. Foin des “ arts de la paix „
qui résultent de laborieuses parturi-
tions cérébrales. Le poète se livre à
l’élan prime-sautier de sa plume et à la
vision simultanée de toutes les, choses
qui frappent sa sensualité, son intelli-
gence et sa mémoire. C'est un art
purement intégral et comme qui dirait
synoptique.
Le poète devant sa table ne se sentira
plus “comme dit Musset,, “tel un enfant
sous ses habits de fête,,. Il rira comme
un moteur d’avion et ne craindra pas de
se salir aux flaques de la route. La vie
est plate mais il y a d’ardents plaisirs
pour racheter la platitude de la vie. Le
vertige des idées chasse la mélancolie
comme la sensation de la vitesse. Les
poètes créent des joies nouvelles et leur
santé morale s’en est accrue.
Un jour un loustic de mes amis avait
sous l’action de quelques bocks parodié
ainsi un vers célèbre. “Les plus déses-
pérés sont les chants les plus faux,
et j’en sais d’immortels qui sont de purs
bateaux.,, Tous nous nous étions
récriés car qui de nous n’a pensé un
jour se découvrir dans les poésies de
Musset. Mais combien nombreux sont
les poètes pour qui jadis nous nous
sommes exaltés et qui nous laissent
froids aujourd’hui. Car le rôle du poète
s’est singulièrement étendu ; la poésie
ne connait plus de bornes. Toutes les
tentatives antérieures sont mises à con-
tribution. Les poètes ont fait le tour de
toutes les idées. Ils ne sont plus les
serviteurs d’un art hautain comme
autrefois Vigne ou Mallarmé. Ils ne
cherchent plus comme René Ghil une
poésie scientifique. Ils ne veulent pas
“dire du mieux,,. Ils veulent tout dire
sans se plier à aucune discipline, et
jamais la réalité de la poésie ne s’est
affirmée davantage..
Nous n’avons pas concerté le dessein
de juger les poètes, nous laissons cela à
de plus autorisés, mais nous voulons
simplement les signaler. Notre époque
est féconde en tendances séditieuses.
Comment ranger les poètes ? Il y en a
dont les œuvres infligent de la stupeur ;
il y en a qui combattent l'atonie psy-
chologique et on pourrait comme en
thérapentique les diviser en stupéfiants
et en tétanisants.
212
ÇA IRA !
Pourtant la poésie conserve des
thèmes éternels. Nous examinerons
dans ses grandes lignes l'état du senti-
ment profane et religieux dans le trouble
de l’heure présente.
Aboutissons : La poésie en reflétant
l’instabileté du monde moderne, veut
atteindre au moi intégral. Elle devient
de ce fait collective parce qu’elle est
liée étroitement aux évènements poli-
tiques qui agitent les masses.
Les poètes interrogent l’avenir et il
n'y a pas de doute que les énergies
futures nous viendront de la confusion
russe plutôt que de la suffisance fran-
çaise. Il est impossible de restaurer l’idéal
ancien — les poètes se sont libérés de
toutes les entraves et sont décidés à
secouer la malédiction qui pèsent sur
eux. Ils dansent follement sur les ruines
de l’idéal ancien pour y subitituer
l’esprit nouveau.
La poésie actuelle se plaît aux brèves
notations et a rompu avec toute espèce
de réttrorique. Rédiger signifie réduire.
Jamais la poésie n’a cependant été aussi
expansive. Elle demeure supérieure à la
prose non plus parce qu'elle constitue
un travail plus savant. Mais au con-
traire parce que la prose est encore
sujette à quelque élaboration, tandis que
la poésie s’abandonne à tous les sur-
sauts du hasard. Elle fuit toute pose.
C’est une poésie proprement instan-
tanéïste.
Elle répond à l’angoisse philoso-
phique de l’heure actuelle par la
fulguration des idées et des couleurs,
par l’explosion des sens et des sons. La
terre est pleine de richesses qui se
renouvellent perpétuellement et le poè-
me veut s’appropier ces énergies tellu-
riques. Les poètes, en suivant ainsi leur
instinct, ont l’air de gaspiller leur talent,
mais au fond ils l’exploitent plus
largement que jamais. La poésie cesse
d’être extra-humaine, elle évolue entre
le nihilisme et le panthéisme et se porte
indistinctement sur toutes choses. Les
poètes entraînent la poésie par les pires
dissociations d ’ idées jusque dans le
plasma de l’incompréhension univer-
selle. Une sincérité daigue est la seule
arme qu’ils possèdent. Ils ont foi dans le
coup de dés des mots et réduisent le
langage jusqu’à l’onomatopée. Ils renon-
cent à tout patrimoine intellectuel afin
d'arriver à une possession plus com-
plète du monde. C’est cet état d’esprit
qui fait dire à André Salmon :
Le plomb des imprimeries s’écoule comme un fleuve,
pour fondre l’alphabet des humanités neuves.
à Guillaume Apollinaire :
Mais riez, riez de moi
Hommes de partout et surtout gens d’ici,
Car il y a tant de choses que je n’ose vous dire,
Tant de choses que vous ne me laisseriez pas dire,
Ayez pitié de moi.
à Biaise Cendrars :
“La poésie date d’aujourd’hui.,,
et à Jules Romains qui, après avoir dans
„La Vie Unanime,, cédé à de chères
illusions, s’écrie dans “Europe,, son
dernier livre des poèmes :
Nous avons cru en trop de choses,
Nous les hommes de peu de foi.
PAUL NEUHUYS.
% ifi ’
i ■- y-'O':
(a suivre).
Hollande
Hollande....
Immenses plans carrés qu’enserre l’infini,
et que coupe l’horizon
comme une lame de couteau.
Nuages et terre,
Arbres et canaux,
Une vaste fièvre ardente consume les couleurs
et prête à là nature un teint émacié,
de maladie incurable,
qu’atteste l’âcre relent
des canaux pestilentiels.
Le train roule,
destructeur terrible
des lignes,
buveur ardent d’entités spaciales
entassant des images
d’un brutal désordre
arrachées au hasard de la courbe infinie
de son tourbillon cadencé.
Les poteaux télégraphiques barres sévères
traversent l’espace
d’une portée musicale légendaire
où dansent les notes amères des corbeaux.
Comme les torses renversés
qui se soulevaient de terre,
les toits émergent
tragiquement
dans le lointain,
forçats traqués
que poursuit la meute mouvante des arbres
déployé dans la plaine
dans un large croissant noir.
Partout les barreaux clairs
des irrigations systématiques.
214
ÇA IRA !
D’un cri de feu
la locomotive appelle
la mer,
là-bas inquète,
qui attend au bout du chemin.
Des tâches claires
animent la staticité émouvante
des prairies :
vaches claires, rousses, mouchetées ;
chevaux, moutons et mouettes,
en grisaille de poussière.
Tout se précise adroitement
Et les moulins sombres
et immobiles,
comme des grands oiseaux endormis
la tête sous les ailes
veillent éternellement
le paysage séculaire Arthur PETRONIO,
Amsterdam-La Haye 1918.
\ ,
La capitale déchue
A propos du dernier livre de
M. PIERRE HAMP (*)
En certain pays d’Europe centrale, en
Autriche nommément, il existe actuellement
un état de choses tellement révoltant, que
même les Caraïbes (qui, selon le “Manuel de
Géographie,, que nous employions au Lycée,
comptent parmi les plus terribles et les moins
civilisés des Cannibales) se sentiraient rougir
de honte si ces choses devaient se passer dans
leurs contrées. Les conditions de vie pitoyables
dans lesquelles se débat le peuple d’Autriche
en général, et les habitants de Vienne plus
particulièrement, dépassent en horreur tout ce
(*) Pierre Hamp : Les chercheurs d’or. (Edition de
la Nouvelle Revue française - 1920).
qui s’était vu jusqu’à ce jour, et l’imagination
d’un Torquemada, encore qu’elle ait été des
plus vives pour inventer les supplices les plus
divers et les plus cruels, ne serait jamais par-
venue à se représenter les tortures que souffre
à l’heure actuelle la malheureuse population
de Vienne.
Comment la superbe capitale de l’Autriche
a-t-elle pu tomber si bas ? Vienne, depuis plus
de mille ans, est le foyer intellectuel, le centre
de toute culture en Europe centrale, en même
temps qu’une des premières cités du monde.
Et qu’est-il advenu des richesses, des trésors
d’art accumulés pendant les siècles passés ?
Vienne a dû les céder à vil prix aux “cher-
cheurs d’or„ afin de retarder la mort de ses
enfants, exténués par le jeune....
Les habitants de Vienne, les femmes et les
enfants plus particulièrement, trainent leur
misérable vie dans des conditions pitoyables ;
ÇA IRA !
215
les enfants recueillis par les institutions de
charité américaines et anglaises présentent
vraiment “ le type extrême de l’humanité
Européenne créée par la guerre ; au-delà
est le cadavre — Mais combien insuffisants
les secours apportés à cette population réduite
à vivre misérablement d’aumônes.
Le cri de la Carmagnole :
“Du pain pour nos frères !„
ne trouve en Europe qu’un bien faible reten-
tissement. Car les peuples ont été tous rude-
ment éproyvés par près de cinq années de
guerre, et songent surtout à panser leurs
propres blessures, si bénignes soient-elles.
D’aucuns, aveuglés encore par l’absurde haine
de tout ce qui est boche, trouvent que c’est
bien fait, et, un mauvais sourire sur les lèvres
prétendent naïvement que le peuple autricien
expie maintenant par la faim le crime d’avoir
fabriqué de l’artillerie lourde pour détruire nos
cités et massacrer nos fils. Hommes pusillani-
mes qui ne peuvent comprendre que devant
l’immensité des souffrances du peuple autri-
chien, tout ressentiment, fut-il légitime, se doit
taire spontanément pour faire place à la pitié.
Faut-il, parce que quelques-uns parmi les
potentats qui déclenchèrent la guerre étaient
autrichiens, que les enfants de Vienne ressem-
blent plutôt à des equelettes décharnés qu’à
des hommes? Pourquoi veut-on laisser périr les
habitants de l’Autriche alors que le rélèvement
des ruines partout exigera les efforts de tous ?
D’aucuns déjà ont fait le geste généreux et
sont venus en aide à ces malheureux si éprou-
vés. De l’Angleterre, de la Suisse, d’Amérique
surtout vinrent des nombreux secours ; on
installa des cantines publiques, où les jeunes
enfants de la capitale déchue sont réconfortés
d'un bol de soupe et d’une tranche de pain ;
les hôpitaux et les asiles ont été approvision-
nés pas les soins inlassables de quelques
philanthropes. Mais tout ce qu’on a fait
jusqu’à ce jour paraît être bien insuffisant pour
sauver Vienne et ses habitants d’une ruine
complète ; comment, avec les moyens précaires
dont on dispose, comment, ravitailler efficace-
ment une ville de plus que deux millions
d’habitants ? — Pourtant, de par le monde, il
existe encore force gens qui veulent se sou-
venir des enseignements du Christ et appliquer
le précepte : “Aimez-vous les uns les autres,,.
Mais la plupart ne savent pas ce qui se passe
à Vienne, encore que ce soit tout près d’eux,
et se fient à leur journal qui n’en parle que
très vaguement.
Et ceux qui, pendant la guerre de 1914-18
se tinrent prudemment à l’écart et s’enrichirent
scandaleusement en fabriquant des chars
d’assaut ou des boucles de ceinturons sont trop
occupés à arrondir leur fortune fabuleuse et
mal acquise. Non contents de laisser le peuple
viennois crever lamentablement comme un
chien, on veut encore exploiter la détresse
immense dans laquelle il se débat. Ils se fonde
des sociétés ayant pour but unique l’exploi-
tation odieuse de ces malheureux, possible
grâce au cours de change qui fait que la
Couronne représente en Autriche une certaine
valeur, alors qu’à l’étranger elle oscille vers le
néant.
Hors, afin d’asseoir plus solidement le règne
de l’argent, afin de consolider le régime de
l’exploitation de l’homme par le scélérat, et
afin de prévenir que s’éveillent dans l’âme des
travailleurs conscients du monde entier les
sentiments d’intégrité et de solidarité qui y
sommeillent, on fait prudemment la conspi-
ration du silence autour de ce qui te passe à
Vienne. Car l’éclatement du ressentiment d’un
peuple de travailleurs et d’opprimés peut-être
terrible : voyez la Russie. Sans doute, pareille
chose n’est pas à craindre en Autriche, où le
peuple déjà accablé par les souffrances et les
privations imposées par une longue guerre, se
216
ÇA IRA !
trouve, à l’heure actuelle, dépourvu de tout
courage, car la faim à tué en lui jusqu’à la
rage du désespoir. Mais la solidarité des
travailleurs des autres pays pourrait bien se
manifester un jour, et ce serait la fin, dans
l’Europe entière, du règne des exploiteurs
capitalistes. On pourrait instaurer, bien
entendu, une Terreur blanche quelconque,
mais il ne faut oublier que s’il est aisé de faire
massacrer de centaines d’hommes, il est
impossible d’assasiner l’Idée ; une fois née,
l’Idée vivra, en dépit de tout ce que l’on
pourra faire pour étouffer son épanouissement.
Les “chercheurs d’or„ sont ces vampires, de
nat onalités diverses, qui s’abattent sur la
malheureuse Au riche pour en sucer la dernière
moëlle. Le livre, encore que d’une remarquable
sobriété, trace un tableau vivant de la capitale
déchue, où les chercheurs d’or se sont sentis
attirés par l’appât du gain. Pierre Hamp, l’un
des grand écrivains de l’époque présente, a
retrouvé dans ce roman toute la force, toute
la sincérité âpre qui a fait admirer “Le Rail,,,
et nous ne pouvons que l’en féliciter.
Jacques LOTHAIRE.
Stendhal
et la rectification de l'enthousiasme
par Léon CHENOY
(suite et fin)
La distance sociale existante entre
le fils du charpentier Sorel et levfils du
marquis Valserra del Dongo, met tout
de suite entre eux d’infinies différences
d’éducation, de milieu, de préoccupa-
tions habituelles. C'est-à-dire, tout
compte fait, d’essentielles oppositions
de caractère. - Julien, sans doute, a plus
de force, plus d’énergie plébéienne, et
les mouvements de son âme ont une
vigueur que n’ont pas ceux de Fabrice,
lequel montre plus de naturelle noblesse
et d’élégance morale. Il y a chez Julien
des moments de dépression et d'hypo-
crisie dictés par sa situation, et que ne
connut jamais le neveu de la Sanse-
verina. Julien passera des nuits à
s’enfiévrer pour ses projets ambitieux.
Pour Fabrice, quoi de plus inutile : tout
le monde se charge pour lui, de le
conduire aux premières dignités. Cela
fait qu’il est dépourvu de ce fort instinct
de lutte qui jamais ne sommeille chez
Sorel. Par contre, quelle fine âme, quelle
noble attitude il possède! Il sait se
ménager d’exquises minutes, interdites à
l’esprit toujours tendu d’un arriviste,
fût-il de génie. Rappelons-nous cet
épisode vraiment beau du soir où le
marchesino, assis sur un rocher au bord
du lac de Côme, est indiciblement ému
par la beauté du paysage d’arbres et
d’eaux, pacifiés par la nuit. “Le silence
universel n’était troublé, à intervalles
égaux, que par la petite lame du lac qui
venait expirer sur la grève,,. Et Fabrice
prend de hautes résolutions, de généro-
sité et du courage, relatives à son
affection paur la comtesse. La majesté
du site, les sentiments délicats et supé-
rieurs qui l’animent alors, tout s’unit
pour lui procurer une de ces heures
d’enthousiasme juvénile qui brillent
parmi les plus chers souvenirs....
La nécessité avait rendu le caractère
de Sorel presque incompatible avec la
sérénité, avec la détente de semblables
moments.
ÇA IRA !
217
Mais le jour où la révélation de
l’amour supérieur les atteint tous deux,
pénétrant jusqu'à l’être essentiel, ih ont
le même geste. Dès que ce sentiment
qu’ils croyaient connaître leur est donné,
tout le reste ne leur est plus rien. Et si
ce reste vient à leur manquer, à peine
s’en aperçoivent-ils, sauf pour se féli-
citer de ce qu’enfin ils peuvent se
réserver tout entiers à la passion.
Et plus rien n’égale pour eux, en
douceur et en beauté morale, ces jours
qu’ils passent isolés du monde, Sorel
enfermé à Besançon, et Fabrice dans
la tour Farnèse. —■ Ces deux scènes
culminantes exciteront toujours la fer-
veur. Le souvenir qui nous en restera,
■— nul, les ayant comprises, n’oublie ces
pages — alimentera nos rêveries.
J’entends, de ces rêveries louables et
fécondes, d’esprits actifs, et qui ne sont
que des regroupements intellectuels pré-
paratoires à l’action. — Cela fait qu’on
réfléchit et qu’on s’examine. On se
trouve bien médiocre, comparé à ces
caractères d’essentielle aristocratie
morale, et l’on ne refait la paix avec
soi-même qu’après s’être juré de se
grandir d’autant.
Je ne retrouverai peut-être plus jamais
l’exaltation dont je fus possédé, lors de
mon premier contact avec “Le Rouge
et le Noir,,. C’était en Août, et pendant
les vacances. Je m’enfonçais en forêt,
venant de lire quelque substanciel cha-
pitre, et les idées m’assiégeaient. Au
hasard des chemins sous bois, j’allais,
saisi de la fièvre de penser, et le bruit
de mes pas accompagnait seul le travail
de mon esprit autour de ces pages. Et
j’étais, par moments, comme hors de
moi....
Comment n’être pas, au sortir des
romans de Stendhal, tout au goût de
l’action, de la maîtrise de soi, de la
culture du caractère, alors que le tête-
à-tête avec ses personnages nous
favorise de quelque familiarité avec des
êtres supérieurs ? La duchesse Sanse-
verina, Julien Sorel, le comte Mosca ou
Fabrice del Dongo sont, chacun,
l’idéal en leur catégorie.
Est-ce là dire que Stendhal est un
idéaliste ? J’estime qu’il est au contraire
réaliste autant que personne. Au sens
supérieur du terme, il l’est, si toutefois
le réalisme emporte ce que je crois :
non seulement la présentation exacte
des côtés de la vie, médiocres et vul-
gaires, mais aussi de toute la réalité
belle ou laide, exaltante ou vile, d’ex-
ception ou quotidienne. Reconstituer à
la perfection et avec clarté un être
d’élite n’est pas plus chimérique que
présenter clairement et parfaitement un
être commun. Et, précisément Stendhal
avait ce don de peindre, parmi des
personnages de second plan, et quel-
conques, des portraits de caractères
supérieurs. Il s’en explique lui-même
lorsqu’il écrit : “Tous les faits qui for-
ment la vie d’un bourgois de Molière,
Chrysale par exemple, sont remplacés
chez moi par du romanesque. Je crois
que cette tache dans mon télescope a
été utile pour mes personnages de
romans. Il y a une sorte de bassesse
bourgeoise qu’ils ne peuvent avoir....,,
Et c’est ce qui leur permet d’être des
exemples, des types achevés résumant
l’état d’une civilisation.
Ils sont complets ; pareils en cela à
leur créateur, ils joignent au goût de
l’action, celui de s’analyser agissants.
218
ÇA IRA !
Ils ont l'habilité suprême de se juger, de
peser leurs décisions, en toute liberté ;
et pénétrant les motifs les plus cachés
de leur actes, ils ne se paient plus de
mots à leur sujet.
D ’ une aussi parfaite maîtrise de
s’ausculter au moral, vient ce que les
héros stendhaliens ont de déroutant
pour lès esprits non apparentés à celui
de Beyle, c’est-à-dire le perpétuel
monologue avec soi-même, non seule-
ment avant et après, mais encore et
surtout pendant qu’ils agissent.
Ils suivent, d’un bout à l’autre, le
détail de leurs fines et complexes asso-
ciations d’idées. Alors que la plupart
des hommes font leur examen de
conscience — lorsqu’ils en sont capa-
bles — après avoir agi, eux, le font
au fur et à mesure du déroulement de
la situation, ou si l’on veut, parallèle-
ment à l'acte. Lire un roman comme
“La Chartreuse,,, c'est refaire avec
Fabrice tout le travail cérébral qui
accompagne sa vie.... Stendhal voit ses
personnages du dedans, si je puis dire :
il ne les regarde pas tant agir qu’il ne
les écoute penser. Et même lorsqu'il dis-
serte minutieusement d’un état mental,
ce n’est pas lui qui se plait à exposer un
un cas psychologique — c’est au nom
du personnage qu’il parle, c'est le per-
sonnage lui-même qui associe des
réflexions et des jugements sur sa
situation... C’est l'esprit de Julien Sorel,
c’est l’esprit de Fabrice que nous avons
devant nous, et dans lequel nous
suivons tout le détail de leurs pensées....
Et nous y voyons qu’ils pouvaient
mettre du sang-froid dans leur façon de
se regarder eux-mêmes. Ils ont leur
enthousiasme ; ils ont leur élan vers la
vie qui s’ouvre ; ils frémissent aux
paroles impératives de leur désir. Mais
ils ne sont pas sans connaître les
ressorts secrets qui président à leurs
mouvements et ils n'hésitent pas à
suivre leurs pensée dans ses conséquen-
ses les plus lointaines.
Julien Sorel est un René, peut-être,
mais combien plus averti sur lui-même ;
combien plus sincère, plus inexorable-
ment lucide.
*
* *
Par les confessions, soucieuses de
franchise, qu’il nous a laissées de sa vie,
et par la puissance de son œuvre
romanesque, Stendhal éveille donc en
nous et y conserve un enthousiasme
qui n’est pas la rapide et fugitive éléva-
tion hors de soi, accompagnant la
lecture des beaux poèmes. Et qui est
peut-être mieux. C’est une exaltation
lente et dont nous doublons la saveur
en vérifiant les causes. L’esprit de
Stendhal rejette tous les élans qui
peuvent n’être que superficiels. Il
s’élève graduellement après avoir
éprouvé la qualité de son émotion et
son indéniable fondement dans le réel,
source des émotions durables et fortes.
Les seules à rechercher. A ces émotions,
nées d’un sentiment puissant ou d’une
haute pensée, s’ajoutant d’infinies jouis-
sances que le souvenir, en les renou-
velant, nous permet d’approfondir de
plus en plus.
Et c’est de ce “non-charlatanisme,,
dans l'enthousiasme qu’il faut que nous
soyons reconnaissants à Stendhal.
Plus que son égotisme, d'ailleurs pau-
vrement interprété — plus que son esprit
cosmopolite, pourtant bien moderne —
ÇA IRA !
219
et plus que sa rare sagacité psycholo-
gique — cet enthousiasme raisonneur
dont il est l'exemple, nous touche et
nous est une indication.
Ce sont de peu sérieuses féeries que
les œuvres où l’imagination n’a d’autres
limites que celle de sa propre force.
D'autre part, les œuvres dont la ferveur
et l'exaltation active sont bannies nous
laissent froids, parce que la vie est
encore, avec l’ardeur à la parcourir, la
seule chose qui séduise l'homme.
Mais distinguer entre les lyrismes et
les enthousiasmes, séparer ce qui doit
nous faire sourire de ce qui exige notre
attention, ce qui est mise en scène ou
mensonges de ce qui doit nous con-
server la joie supérieure d’éprouver de
belles sensations et de grouper des
nobles pensées.... C’est à tout cela que
nous invite l'œuvre de Stendhal.
Egalement distante d’une exaltation
qui refuse la règle de la pensée, et de
l’esprit critique absolu qui tarit à sa
source l'émotion, son attitude est riche
d’intérêt pour nous ; elle correspond à
celle que semble choisir l’intelligence
contemporaine. Celle-ci cherche dans
l'enthousiasme un contrepoids à l'ana-
lyse sèche des réalités, laquelle ne suffiit
pas aux besoins de l’esprit. D’autre
part, dans l’examen des motifs que nous
avons de nous émouvoir, elle trouve le
moyen de n’être enthousiaste que par
rapport à des objets qui le méritent.
Dans cette voie, l'auteur de “ La
Chartreuse,,, et d’autres avec lui, —
mais lui plus particulièrement — nous
précèdent et nous dirigent. Malgré le
recul d’un siècle, la réalisation de cet
équilibre reste encore, je crois, la for-
mule parfaite de l’idéal littéraire.
Entr’autres, de celui-là, mais c’est le
seul qui m’occupe ici.
C’est pour exprimer, par sa vie et ses
livres, les principes de la rectification de
l’enthousiasme, qu’il a plû à Stendhal
d’être incompris de son époque, et
même de ses amis. Et c’est la certitude
qu’il avait, de la concordance future de
son attitude avec celle que prennent la
sensibilité et l’idée modernes, qui lui
faisait écrire en î 832, avec confiance
et pénétration : “Je n'estime que d’être
réimprimé en 1900,,. LÉ0N CHEN0Y,
Juin-Août 1918.
Lieux-communs
il
Nous acceptons la venue du com-
munisme comme un axiome. Ou, tout
au plus, devant les incrédules, comme
un théorème des plus faciles à démon-
trer. La société n’a pas toujours été ce
qu’elle est aujourd’hui, il n'y a même
pas longtemps qu'elle est telle. Il fut un
temps, bien proche encore, où les
rapports des hommes entre eux étaient
différents de ce qu'ils sont maintenant.
Il n’y a donc aucune raison de croire
que la situation présente s’éternisera,
que les formes que revêt la vie sociale
soient inaltérables, Les opinions ne
peuvent différer que sur le mode et
l’opportunité actuelle du “ boulever-
sement,,. Sera-t-il lent — évolution —■
ou brusque — révolution — ? Se décider
220
ÇA IRA !
pour l’un ou l’autre est une question de
tempérament. (Bien entendu pour les
intellectuels — car pour les autres c’est
une question de Sénifice : quel état
social me rapportera-t-il le plus ?)
Le communisme n'implique pas chez
tous ceux qui se disent ses adhérents
l’acceptation sans réserves des théories
marxistes. Celles-ci ont — certainement
— avec leur part d’aperçus valables
encore, une part d’affirmations pure-
ment théoriques, ne tenant aucun
compte des réalités essentielles et qui
s’effondrent au contact de ces dernières.
Faire siennes, aveuglement, comme un
évangile, les apophtegmes de Marx,
n’est pas une preuve de jugement libre,
et vouloir en faire, de force, les seules
bases d’un nouvel ordre social, mène à
accumuler des fautes qu’un examen
rationnel, tenant compte de ce qui dans
l’homme et dans la société n'est pas
muable, aurait peut-être pu prévenir.
Et si l’on nous fait remarquer que
nous n’avons pas le droit, faisant montre
de semblables idées, de nous dire
communistes, nous répondrons que le
nom ne nous importe guère et que nous
ne nous en couvrons que parce qu’il
nous semble résumer assez bien l’idée
fondamentale qui devra régir la société
à venir.
Nous croyons être en état de conce-
voir les phénomènes éternels qui dans
un nouvel ordre social, subsisteront, et
ceux qui plus spécialement sont le
produit d’une époque et par conséquent
n’ont nulle raison de sourire à celle-ci.
Et comme cela ne change en rien notre
conviction de l'imminence de la
Révolution, nous continuerons à nous
dire communistes.
Aujourd’hui plus personne ne reste
indifférent devant l’idée de la révolu-
tion. La masse ouvrière espère d’elle
de profondes modifications dans ses
conditions de vie ; le bloc amorphe et
flasque de la bourgoisie rassemble ses
dernières forces pour la sauvegarde de
ses avantages menacés ; les intellectuels
discutent âprement leur attitude devant
le problème social.
Cette discussion met au jour les
multiples et contradictoires courants
qui se partagent le monde de la pensée.
Nous venons de le dire : se décider
pour ou contre la révolution est surtout
une question de tempérament. Cela
n’implique aucun mépris pour la raison
humaine. On le comprendra aisément
après cette comparaision : chez l’homme
religieux c’est le sentiment religieux qui
met l’empreinte particulière à ses rai-
sonnements ; et nous ne songerons
jamais à rechercher ceux-ci, là où nous
supposons que le sentiment fait défaut.
Mais dans le cas qui nous occupe la
complexité du sentiment est bien plus
grande et produit les nombreuses
nuances devant lesquelles nous nous
trouvons : depuis la négation de tout
intérêt devant le problème social, l’apo-
logie des institutions “traditionnelles,, ;
le réformisme socialiste, jusqu'au dilet-
tantisme révolutionnaire et l’accueil
enthousiaste du communisme de
Moscou.
Et chacune des nuances du sentiment
social se cristallise en théorie, se pro-
clame la seule vraie, et prononce
l’anathème sur toutes les autres. Nous
ne retiendrons que celles qui font
montre de compréhension quant aux
exigences de l’heure présente.
iémèmaà
ÇA IRA !
221
L’humanité souffre des contradictions
inhérentes à elle-même. Vouloir l’en
délivrer est méconnaître son essence.
Les contradictions subsisteront ; et ce
qui nous est seul permis se sont les
palliatifs. Demain des maux, d’autres
maux, reparaîtront et nécessiteront
d’autres remèdes. Dans le moment
occupons-nous de ceux d’aujourd’hui.
Les extrêmes s’équilibrent. Mais cette
harmonie est sans cesse rompue — pour
se rétablir. Si elle ne se rétablit pas, si
l’un des facteurs prend une importance
exagérée, une crise s’annonce.
Et nous en sommes là aujourd’hui,
le capitalisme a suscité la crise. Il ne
peut la surmonter. Logiquement il doit
disparaître — comme facteur dominant
— et c’est la révolution communiste qui
se chargera de cette opération.
Mais le communisme n'apportera pas
le bonheur au genre humain, tout aussi
peu que n’importe quel autre ordre
social ne rétabliera l’âge d’or — qui
n’existe que dans les légendes.
L’intellectuel doit-il prendre une part
active à la révolution et préalablement
à l’organisation de celle-ci, ou bien, doit
il, se confinant dans son isolement et
réprouvant la violence, se contenter de
manifester sa symphatie aux masses en
révolte, pour s’en venir, après victoire
acquise, prendre sa place de dirigeant ?
La réponse à cette question ne peut se
faire unilatéralement dans l’un ou l’autre
sens. Nous ne sommes pas téméraire au
point de vouloir établir des règles infail-
libles. Notre désir se borne, le problème
étant de brûlante actualité, à indiquer
la voie par laquelle nous pensons
pouvoir arriver au compromis qui
s’adapte à la situation.
L’intellectuel qu ’ un sentiment de
haute humanité anime, répugne à la
violence. Durant cinq ans il a combattu
les horreurs de la guerre des peuples,
comment pourrait-il maintenant approu-
ver les horreurs de la guerre civile ! Il
a dénoncé les abus de la domination
d’une classe sur une autre, et l’ère
nouvelle débute par la dictature du
prolétariat. Ces dilemmes l’oppressent.
S’il se désintéresse de la lutte, il risque
de voir les foules se livrer à tous les
excès, celles-ci ne suivant que leur
instinct de haine pour ceux qui les
exploitaient et d’avidité de jouissances
immédiates. Et s'il prend part au combat,
ne court-il pas le danger d’être poussé
par les masses bien au-delà du point où
il voulait s’arrêter ? Et il faut qu’il se
décide. L’heure est pressante, qui
demande la collaboration de tous les
énergies.
Notre conclusion est celle-ci : nous
devons nous soumettre à des méthodes
que nous réprouvons “en elles,,, mais
qui seules, dans la conjoncture du mo-
ment, ont une efficacité.
Paul MANTHY.
i’-.ui , - • , V ^ , ilivi ! T 'J
222
ÇA IRA !
NOTULES
Les Livres
P. J. JOUVE : Romain Rolland vivant.
(Librairie Ollendorff.)
" Une grande figure d’homme est un mer-
veil eux poème, - le poème des poèmes,,. Dans
Romain Rolland vivant, le plus pénétrant et le
plus aimant des poètes informe, pour notre
joie, la plus magnifique et généreuse des
matières : l’évolution d’une intelligence riche
et inquiète, son unité toujours risquée aux
conquêtes et aux compréhensions nouvelles,
toujours héroïquement reconstruite. Pour
plusieurs ce livre sera, si moderne, un doux et
ferme évangile ; il conte d’un homme qui ne
dit jamais : Moi seul suis la, voie, la vérité et
la vie ; mais qui s’applique à rester toujours
une sincérité, une ardeur et un chemin vers les
sommets.
“Il ne faudra donc point demander à mon
ouvrage la science critique, /’impassibilité et la
sèche certitude que les fiches donnent à nos
historiens. Je me moque bien de tout cela. Mais
il faudra lui demander la vie, et il faudra qu’il
la donne : la vie Complexe et sans déguisement,
sans simplification, sans ittérature ornemen-
tale, avec ses énigmes et ses troubles.,,
Pascal dit que “la vraie éloquence se moque
de l’éloquence,,. Ici la vraie science critique se
moque de la "banale et décevante “science
critique,,, de son pédantesque appareil, de ses
vastes échaffaudages pour construire une bran-
lante et ridicule bicoque. Jouve apporte
“devant l’importance du sujet, un continuel
souci d’analyse approfondie et de vraie con-
naissance,,. Souci toujours victorieux, me
semble-t-il, et satisfait, grâce à “l’amour pour
ce grand esprit vivant et qui éclaire notre
temps, un amour désintéressé qui ne se propose
pas d’annexer à soi, mais seulement de com-
prendre et d’honorer.,,
Dans quelque esprit qu’on aborde ce poème
d’une pensée vivante et d’un vivant amour,
la lecture sera toujours, à des degrés divers,
émouvante et utile. Qui lira froidement et
pour s’informer apprendra ici plus qu’autre
part : pour la connaissance et la calme
psychologie, une vie héroïque est dix fois plus
riche que les basses aventures où les natura-
listes croyaient rencontrer la seule vérité. Le
choix de Jouve contant Romain Rolland est
aussi heureux que les choix de Romain Rolland
disant son frère Tolstoï, ou Beethoven, ou
Michel Auge.
Mais, à lire avec amour, ah ! quelle moisson
abondante on récoltera. Ce n’est pas seulement
enrichi, c’est fortifié et affermi qu’on sort de ce
noble livre. Quoi de plus charmant, de plus
pénétrant, de plus rassénérant aussi que cette
longue et confiante causerie avec deux hommes
qui peuvent parler par expérience des profon-
deurs humaines, parler par expérience des
sommets humains. Grâce aux nombreuses
citations de conversations familières et de
lettres personnelles, nous n’entendons pas
seulement Jouve parler de Romain Rolland ;
nous entendons Romain Rolland, comme un
Montaigne héroïque, nous parler de lui-même.
Il nous dit ses inquiétudes devant tous les
problèmes ; il nous dit de quelle façon et dans
quelle mesure il a triomphé des inquiétudes et
résolu les problèmes.
Même dans ses ouvrages les plus soignés,
on ne lit jamais Romain Rolland comme on
écoute un virtuose. C’est lui qu’on aime et
qu’on admire dans son oeuvre. Cette oeuvre
puissante et profonde nous émeut précisément
de se manifester “imparfaite et qui ne se soucie
pas de perfection formelle,,. A âprement se
vouloir bienfaisante, elle sacrifie la grâce ou
l’éclat à la pensée, elle sacrifie parfois la pensée
ÇA IRA !
223
même à la nécessité de ne point faire de mal,
à l’effort de faire un peu de bien. L’avouerai-
je ? Ce tact de Romain Rolland^ m’a paru
quequefois un peu timide et son scrupule
exagère peut-être la “discrétion,, stoïcienne.
Il n’en est que plus admirable pour quiconque
sait combien est difficile la pratique de cette
vertu et quel poids de pitié peut seul courber
vers elle une noble nature. Quelle affection
nous devons à celui qui, se sentant “le libre
frère de tous les hommes libres,, se veut aussi
fraternel aux esclaves volontaires et essaie,
d’une subtilité amoureuse, s’il ne pourra pas
dénouer aujourd’hui tel lien qui permettrait
demain d’en résoudre un second.
Mais pour ceux qui ont quelque force, la joie
est plus complète d’écouter ce grand esprit
aux heures où, oublieux de l’action précise, il
se dit tout entier en pleine naïveté. Nous
aimons, comme les deux éléments du plus
magnifique et du plus sûr des équilibres, son
scepticisme absolu devant les espérances et les
ténèbres extérieures, sa fermeté intérieure et sa
foi toujours intacte. C’est la grande beauté
humaine que ce renoncement à ce qui nous
est étranger et cette certitude de trouver en
nous-mêmes notre force de vivre et nos raisons
de vivre. J’appelai un jour cette rare puissance
le subjectivisme. Nul ne l’a affirmée plus nette-
ment que Romain Rolland : “Ma foi ne consiste
pas à croire que le meilleur sera. Elle croit au
meilleur. Donc il est. ~ Après cela, je puis
regarder exactement, impartialement, le spec-
tacle extérieur. Il ne m’ébranle pas, ni ne me
désespère. Car, s’il est une réalité, mon âme en
est une autre.,, Belles paroles de celui que
Jouve définit “un esprit pessimiste sereiné,, et
qui dit encore : “Il y a au fond de moi une
absence totale d’illusion unie à une vitalité
intarissable qui s’en passe.,,
Ni lui ni Jouve n’ont besoin d’imaginer que
la Révolution soulevée à l’Orient de l’Europe
et qui demain peut-être déferlera sur nous,
résoudra tous les problèmes, ou même résou-
dra un seul problème. Nous pouvons, sans
recul, sinon sans émoi, voir que la violence qui
s’impose à elle lui impose l’impuissance ; que
les chocs violents ne peuvent que troubler et
obsurcir les questions. Derrière son passage,
la vie extérieure sera pire. Et la vie déjà trop
mauvaise la rend peut-être inévitable. Mais
nous savons les sûrs refuges et nous nous
tiendrons au dessus de la mêlée des partis
comme nous nous sommes tenus au dessus de
la mêlée des patries. Comme ceux qui haïssent
Romain Rolland, ceux qui l’aiment mal échou-
eront à l’entraîner au tourbillon des folies. Eux
non plus “ne parviendront pas à lui apprendre
la haine,,.
“Romain Rolland vivant,, est un livre que
tous doivent lire : par curiosité, - par amour, -
surtout par amour de soi-même. J’en connais
peu d’aussi beaux, d’aussi passionnants ; je n’en
connais point qui aide mieux à comprendre les
autres et à se comprendre. Et à quiconque
possède déjà assez de force et de vie pour
soutenir le choc d’amour, quel autre ouvrage
apportera plus de vie et de force ?...
Han RYNER.
*
* *
René Arcos : Pays du soir. Genève 1920.
Editions du sablier.
Ceci est un livre pour ceux à qui répugne
“l’exploitiation des morts,, ; pour ceux qui ne
se laissent pas mener par “les vieillards qui
presque partout gèrent encore les Etats,, ; un
appel à la paix, “paix large et bienfaisante ;
paix pareille à une coupe inépuisable, pour
qui sait accepter, dans un joyeux consentement
de toute sa personne, la nécessité qui le mène,,.
L’auteur fait le procès des tendances qui
président encore au sort des peuples, il flagelle
les mensonges et l’apreté des politiciens. “Les
nations sont plutôt des expressions que des
réalités,,, l’humanité est une, et elle nous
requiert. Nous nous devons à elle.
René Arcos possède la foi. La foi en
l'homme. Et cela lui fait écrire : “Nous
demandons aux privilégiés d'adopter d'eux-
mêmes l’attitude nécessaire pour l’imancipation
plus rapide de tous,,. Nous craignons qu’ils ne
le désillusionnent. Nous ne croyons pas à leur
bon é d’âme et nous n’attendons d’eux aucun
geste honnête. Nous sommes persuadé qu'au
contraire ils se serviront de tous les moyens à
leur disposition — (les forces de l’état) — pour
combattre l’œuvre d’émancipation. Ce n’est
pas par des paroles que nous les convaincrons.
Ils préféreront toujours leur “jeu de dupe,, à
“la vraie joie qui est dans le don,, ; et “la
posession et la jouissance égoïstes,, leur sem-
bleront toujours préférables à “l’œuvre de
solidarité humaine,,.
René Arcos ne nous en voudra pas pour ces
quelques mots de critique. Nous rendons
hommage à son grand cœur qui répugné à
toute violence. Qu’il nous excuse de pens?r que
parfois la violence est nécessaire, surtout
quand on a devant soi un adversaire traitre
et de mauvaise foi qui ne recule devant aucune
bassesse pour maint nir son ignoble domi-
nation. Paul MANTHY.
*
* *
Henriette Roland Holst- Van der Schalk :
“De Held en de Schare,, (eene verbeelding
van Garibaldi en de Ita’iaansche vrijheids-
beweging). Amsterdam 1920. Maatschappij
voor goede en goedkoope lectuur.
de liefde heeft dit teeken opgericht,
om mijne jonge genooten te verblijden.
Om hen te sterken met zijn klaren moed,
om hen te vormen met zijn mild hanteeren,
ôôk van het zwaard. Dat zijn groot hart weerkeere
in elk der harten die mijn spijze voedt.
Ces vers que l’àuteur donne en épigramme
à son œuvre disent le but poursuivi. Et ceux
qui liront le livre sentiront à chaque page avec
quelle maîtrise Henriette Roland Holst
atteint à ce but. La pensée du lecteur ne
s’attarde pas outre mesure à Garibaldi et la lutte
pour l’unité de l'Italie, il oublie presque les
actions héroïques de la glorieuse phalange,
mais toutes ses pensées sont au Héros qui
mène la Foule vers la Liberté. Ce n’est pas le
fait particulier, quelque sublime qu’il soit, qui
requiert toute l’attention, mais de l’atmos-
phère qui se dégage de chaque page nait un
sentiment révolutionnaire, nait un enthou-
siasme qui dirige tout l’intérêt vers l’époque
présente et la grande lutte qui se déroule sous
nos yeux.
C’est dans le fait d’avoir réussi cette
transposition que se trouve toute l’importance
du dernier livre de Henriette Roland Holst.
Et que nous importe alors que certains
critiques par trop férus de vérités historiques
viennent nous dire que le portrait de Garibaldi
n’est pas exempt d’erreurs, et que certains
événements nous sont dépeinte sou? un jour
trop engageant.
“De Held en de Schare,, est une œuvre
d’éducation révolutionnaire, une leçon d’abné-
gation, de courage et de droiture et nous ne
croyons pas nous tromper en supposant que
c’est dans ce sens que Henriette Roland Holst
voudrait que son livre soit compris.
Paul MANTHY.
Pour paraître incessamment :
CHARLES PLISNIER
RÉFORMISME
OU
RÉVOLUTION
PRÉFACE DE
CH. RAPPOPORT
LÉON CHENOY
STENDHAL
ET LA RECTIFICATION
DE L’ENTHOUSIASME
ÇA IRA !
ANVERS