22
tourez-moi des cent mille baïonnettes de la lumière occi-
dentalè. Je suis le tyran. Mes yeux sont deux tambours.
Tremblez, si je sors de vos murs comme de la tente
d’Attila, masqué, effroyablement agrandi, revêtu de la
seule cagoule, comme mes compagnons de bagne à l'heure
de la promenade, et si avec mes mains d’étrangleur, mes
mains rougies par le froid, je force le ventre aigrelet de
votre civilisation.
« Dans le préau de la prison le ciel nocturne arbore
mes tatouages. Une incendie ravage la steppe uniforme de
la nuit, uniforme comme le fond du lac Baïkal, uniforme
comme le dos d’une tortue. Je m’y mire. Uranisme et mu
sique. Je suis l’indifférent.
« ...Maintenant, rien ne devait plus me distraire de ma
quiétude et de mon calme. Les années s’écoulèrent. J’en
étais arrivé à ne plus penser à rien. J’étais immobile. On
m’apportait à manger et à boire, on me sortait, on me
faisait rentrer. J’étais absent, J’étais immobile avec une
activité au bout des doigts, clans le genou, au bas de la
colonne vertébrale ou dans la nuque.
... Je rentrais ma vie dans mes profondeurs comme ces
zoophytes qu’on touche... Je me digérais... Physiquement
cela m’a tout desséché.
« ...Un clou était planté dans le mur de ma cellule, haut
dans le mur. A force de le regarder, je finis par le voir. Je
l’avais contemplé durant plusieurs années sans le remar
quer. Un clou, qu’est-ce un clou? Tordu, rouillé, c’est moi
fiché entre les pierres. Je n’ai pas de racines. Aussi, quand
on vint me chercher pour me transférer à W..., on put
m’extraire sans effort, sans souffrance. Je ne laissais rien
derrière moi, qu’un peu de poussière blanchie, dix années
minuscules, un peu de poussière d’araignée, un signe
imperceptible sur le mur d’en face, hors la portée des
yèux de mon succèsseur... »
BLAISE CENDRARS.
1917.