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RENÉ-MARIE HERMANT
traité — maltraité — par Gautier est plus près de- nous, plus humain,
que sous toutes les admirations, tous les respects posthumes — Il est
remarquable que d'éditions de luxe en tirages bon marché, le ‘'corres
pondant " de Poë devient insensiblement un eaint achevé. Accoutumance
qui finira bien par le rendre de plus en plus sympathique et pénétrable
à des peuplades entières, mais parfaitement fade aussi. A qui le lit
pour la première fois, il apparaît satanique, tiraillé et ténébreux ; alors
Gautier est bien son préfacier. Le connaît-on depuis dix ou vingt ans,
on en a la pratique et l’on ne s’y écorche même plus le coude. Quelle
est donc la meilleure lecture? Celle-là, toute fraîche, mordante, âcre
et douloureuse, ou celle-ci, encrassée d'habitude, hydratée de considé
rations excellentes et de variations spécieuses ? Qui peut donc se vanter
de goûter Baudelaire comme il se doit, et pourquoi l'âge mûr aurait-il
raison contre la jeunesse, pour un livre dont la meilleure essence n'est
point de l'âge mûr? Pourquoi aussi serait-ce rétrécir et déprécier
l'œuvre que d'y voir à plein le satanisme et toute cette cuisine infernale
dont parle Gautier? Et pourquoi M. Ernest Raynaud plaide-t-il si
humblement "l'esprit dans lequel ces tableaux (du vice) sont conçus”
pour nous les garantir purifiés par la douleur, et de consommation inof
fensive? S’agirait-il de canoniser Baudelaire ou d’en préparer éventuel
lement des morceaux choisis pour vierges pâles?
Il serait sans doute curieux de demander un jour une préface à
quelque jeune de ses admirateurs, aux environs de vingt ans d’âge, alors
que la langue est encore toute neuve et le cerveau sans diplomatie, et
n'ayant surtout encore aucune école, aucun système à lui. Peut-être en
tirerait-on quelque chose d’assez parallèle à ce qu’à fait Gautier, pour
ce qui nous préoccupe ici. Et ce serait tout aussi fondé que n’importe
quoi, puisque Baudelaire n’est plus maintenant qu’une affaire de senti
ment, et que nous devenons un peu plus clairvoyants — mais rassis —
de jour en jour. Pour dire mieux encore, il ne serait peut-être pas tant
paradoxal de prétendre que le Baudelaire des conférences de M.
Gonzague de Reynold, à la Faculté de philosophie de Berne, neét paà
Le bon. Quand on sait ce que les attentions officielles sont parvenues à
faire d’un Villon, par exemple, on peut être inquiet pour notre plus beau
"poète maudit”.