82 KILOMETRAGE 3 L’avènement des mouvements nouveaux dans l’art fut marqué, surtout à son début, par une réaction plus ou moins nette contre la tradi tion. Il en résulte l’opinion fausse (mais très répandue) que l’art nouveau nie le passé et raille même ce qui est de valeur incontestable. Il est inutile de démontrer que cette opinion est injuste. On a oublié le facteur temps. Le fait qu’on ne peut peindre ou écrire aujourd’hui de la même façon qu’il y a cent ans, ne prouve nullement que cette façon de peindre ou d’écrire fût tout aussi inadmissible en son temps. L’art des époques déjà dépassées contient des œuvres de valeur, pour l’évolution de l’art, et dont la qua lité est aussi incontestable aujourd’hui que dans le passé. L’art nouveau n’est pas seulement destruc tion de la Bastille des traditions — il est en même temps création, création (et pour nous aussi stabilisation) de valeurs nouvelles, dont nous re trouvons déjà les germes dans l’art passéiste. Cer taines tendances du cubisme existent latentes dans l’œuvre de Cézanne, cependant que la poésie nou velle avait son précurseur en Rimbaud. L’art nou veau est aussi le résultat d’une évolution subie par la peinture et la poésie, comme celui du passé était le résultat de l’évolution de l’art dans les époques précédentes. Cette tendance évolutive, on la retrou ve même dans les rapports réciproques des « is- mes » nouveaux, et on pourrait facilement démon trer l’évolution de la peinture moderne à travers les « ismes ». DÉFORMATION Le grand nombre de mouvements dans la pein ture et la littérature modernes, qui ont surgi dans les vingt premières années de ce siècle prouvent que ce n’est pas seulement la réaction d’un vaste mouvement contre le passé, mais que nous som mes en face de métamorphoses dont la portée est essentielle et principale. L’art grec a été trop exclu sivement adoré; il a éclipsé l’éclat de l’art des autres peuples pour le moins aussi intéressant : l’art égyp tien, l’art assyrien, l’art des Aztèques, l’art des peu ples d’Océanie, l’art nègre. Ce sont les mouvements modernes qui ont révélé la juste valeur de ces arts, que je viens de citer. Le cinéma, lui aussi, a un peu ébranlé l’idéal de la beauté grecque. Il est inutile de rappeler que l’art de l’imitation, avec le progrès de la photographie et de la photo graphie en couleurs s’est montré l’art sans art et qu’il ne peut pas être pris comme le but de l’activité esthétique. L’appareil photographique a atteint l’idéal de l’identification; il en ressort que les va leurs de la peinture ancienne n’étaient pas dans la ressemblance avec l’objet, mais que ces valeurs ne commencent à exister que là où le tableau diffère de la réalité objective de la nature. Le but de la peinture des époques précédant la nôtre était de donner l’essentiel de l’objet en employant des moyens plastiques. Nous retrouvons cette intention dans toutes les bonnes toiles depuis la Renaissance. L’activité des arts modernes débute là où on a commencé à savoir ce qu’auparavant on a intui tivement senti, c’est-à-dire que les valeurs pictura les sont plutôt dans ce qui diffère de l’objet, que dans la ressemblance et l’identité photographique. On a donc tâché de mettre en relief les valeurs plastiques de l’objet par sa déformation voulue. On en a trouvé beaucoup d’exemples dans l’art pri mitif (l’art nègre et aztèque) et dans la caricature. On a vu un précurseur en Cézanne. On a déformé dans des buts artistiques en soulignant les valeurs plastiques de l’œuvre. Ceci est caractéristique pour l’expressionnisme et pour une quantité énorme d’œuvres de la peinture post-cubiste. Le dadaïsme s’est appuyé aussi dans un certain degré sur la dé formation, afin d’atteindre par elle à l’absurde et aboutir à une nouvelle réalité. La peinture défor mante qui, assez souvent, arrivait jusqu’au gro tesque, était l’essentiel de beaucoup de mouve ments contemporains post-cubistes. Grâce à la quantité innombrable des combinaisons possibles, la peinture déformante a produit un nombre illi mité de formes, dont la richesse extraordinaire est encore aujourd’hui mâchée et remâchée par beau coup de peintres, même fort doués. Il faut souligner les étapes suivantes de la pein ture déformante : L’Impressionnisme — décomposition du rayon de soleil. Déformation de la couleur. En dépit des apparences, le coloris impressionniste n’était pas naturaliste. C’était une erreur assez grave de tâcher d’expliquer le coloris impressionniste en disant qu’il existe dans la nature. Cézanne et ses suiveurs — premiers et les plus courageux symptômes de la déformation du volu me et de la perspective. Le Cubisme — déformation audacieuse du vo lume. L’Expressionnisme — déformation insolente de la ligne et de la couleur. La peinture post-cubiste — utilisation des con