I — s — Cependant, même tombé dans le domaine public, Baudelaire n’en est pas encore là et peut toujours nous apprendre qu’une attitude élégante n’est pas du tout incompatible avec une grande franchise d’expression. Les Fleurs du Mal sont à cet égard un document du premier ordre. La liberté qui règne dans ce recueil ne l’a pas empêché de dominer sans conteste la poésie universelle de la fin du xix e siècle. Son influence cesse à présent. Ce n’est pas un mal. De cette œuvre nous avons rejeté le côté moral qui nous faisait du tort en nous forçant d’envisager la vie et les choses avec un certain dilettantisme pessimiste dont nous ne sommes plus les dupes. Baudelaire regardait la vie avec une passion dégoûtée qui visait à transformer arbres, fleurs, femmes, l’univers tout entier et l’art même en quelque chose de pernicieux. C’était là sa marotte et non la saine réalité. Toutefois, il ne faut point cesser d’admirer le courage qu’eut Baudelaire de ne point voiler les contours de la vie. Aujourd’hui, ce courage serait le même. Les préjugés vis-à-vis de l’art n’ont cessé de grandir et ceux qui osent s’exprimer avec autant de liberté que le fit Baudelaire dans Les Fleurs du Mal, trouvent contre eux sinon l’autorité judiciaire, du moins la désapprobation de leurs pairs et l’hypocrisie du public. Le retour vers l’esclavage que l’on décore de nos jours du nom de liberté a déjà eu pour premier résultat, en ce qui touche les lettres (particulièrement en horreur à l’état de choses qui se décide) de sup primer l’élite indépendante et par conséquent toute critique digne de ce nom et le peu qu’il en reste n’oserait pas parler aujourd’hui des Fleurs du Mal. S’il ne participe plus guère à cet esprit moderne qui procède de lui, Baudelaire nous sert d’exemple pour revendiquer une liberté qu’on accorde de plus en plus aux philosophes, aux savants, aux artistes de tous les arts, pour la restreindre déplus en plus, en ce qui concerne les lettres et la vie sociale. L’usage social de là liberté littéraire deviendra de plus en plus rare et précieux. Les grandes démocraties de l’avenir seront peu libérales pour les lyriques. 11 est bon de planter très haut des poètes-drapeaux comme Baudelaire. w On pourra les agiter de temps en temps afin d’ameuter le petit nombre des esclaves encore frémissants.