ÇA IRA !
U 7
Un Névropathe
Ce jour-là le jeune Pierre Lortie s'était
senti la tête plus vide qu’à l’ordinaire.
Il avait relégué tous ses livres dans un
coin et, languissant, s’était étendu sur un
divan au milieu de son paisible studio.
Il avait une main sous la nuque et de
l’autre il tenait une cigarette, mais en
vain il cherchait à s’évader de la réalité
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pour se réfugier dans les fumées du rêve.
Il se sentait incapable de penser à quelque
chose et il balançait mollement la jambe
sur un genou levé, en s’amusant à
accompagner le tic-tac de la vieille
horloge, dont le balancier poussif oscil
lait inlassablement dans sa caisse de
chêne vermoulu.
Ce que la vieille horloge ne se lassait
pas de raconter à Pierre Lortie, vous le
devinez. Elle l’exhortait à régler davan
tage sa vie, mais le jeune homme ne
mettait point à profit un si sage conseil.
Au contraire, il considérait amèrement
les deux aiguilles, comme s’il lisait au
cadran de sa propre existence .où des
minutes de plaisir se précipitaient sur
des heures d’ennui. Pierre Lortie était
en proie à un désœuvrement morbide.
Plus rien ne lui goûtait. Il jeta sa ciga-
rettte en murmurant : Chienne de vie.
Pierre Lortie était un jeune homme
de lettres dont le nom n’est probable
ment pas encore parvenu jusqu’à vous
et Dieu sait s’il y parviendra jamais, car
Pierre Lortie était absolument dépourvu
de confiance en soi. Il ne se faisait plus
guère d’illusion sur ses capacités. Tout
jeune il avait affecté sa vie à la carrière
des lettres et aujourd’hui c’était devenu
un jeune homme narquois et dissipé qui
estimait qu’il ne faut coucher par écrit
que les choses qui ne tiennent pas
debout. Il préparait un volume sous le
titre : “ Ratés et dératés „.
Son ami Hyppolite Chardon le lui
répétait bien souvent : “Tu n’es pas
malin. Ce qu’il te faudrait, c’est un
emploi, un de ces emplois qui te laisserait
des loisirs. Tu t’adonnerais moins à la
mollesse et davantage à tes travaux et,
en outre, tu ne serais pas perpétuellement
à court d’argent. C’était facile à dire.
Partout où Pierre Lortie s’adressait, le
visage souriant sous une touffe de che
veux, son ineptie en toutes choses
éclatait aux yeux de chacun et on pre
nait soin de l’éconduire. Pierre n’avait
qu’un refuge, é’était la littérature, mais
il y avait des jours comme celui-ci où il
n’était pas en humeur d’écrire.
Pour passer le temps, il s’était mis à
songer à sa. bonne amie. Elle s’appelait
Angèle Doublair. Voici des mois qu’il
s’était lié avec elle et tous les jours il
recevait d’elle des lettres d’amour défail
lantes où elle lui assignait des ren
dez-vous identiques. Pierre s’y rendait
machinalement. Il la conduisait dans un
endroit écarté et là, ils échangeaient
pendant des heures, des baisers incen
diaires. Parfois c'ela le remplissait d’aise,
mais à la longue il s’en importunait.
Angèle était une bonne nature. Elle
Se pâmait volontiers dans les bras de ce
jeune homme railleur et frêle. Elle lui
autorisait toutes les caresses, pourvu
qu’elle ne dût pas se donner conformé
ment aux lois de la nature, car elle vou
lait éviter les catastrophes et demeurer
en état de virginité.
Pierre Lortie était un cérébral doublé
d’une âme faible. Son imagination lui
joua le tour de lui représenter Angèle