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sensationnelle et définitive) ; il est en prin
cipe favorable aux désirs, assez pour ré
volter les partisans des sentiments — d’où
l’antimarxisme essentiel du fascisme — pas
assez pour distinguer nettement les désirs
matériels de leur sublimation et pour être
suffisamment armé contre les forces senti-
mentales du capitalisme. Les communistes
ont toujours traité officiellement avec une
méfiance extrêmement inintelligente les
découvertes psychanalytiques qui leur au
raient permis de combattre les processus
affectifs de la famille, de la religion, de
la patrie, etc., en complète connaissance de
cause. Au fond, ils n’ont même pas tenu à
combattre spécialement les sentiments et
cela pour deux raisons (qui n’en font qu’u
ne) : la première, subjective, c’est qu’il ne
s’agissait, croyaient-ils, que de phénomènes
d’importance secondaire, étroitement dé
pendants du régime économique; la seconde,
objective, c’est que les problèmes affectifs
sont, pour l’opinion prolétarienne, qui a
orienté en fin de compte, comme c’était
normal, le courant intellectuel marxiste,
réellement secondaires en raison de la si
tuation matérielle des prolétaires. Aussi je
trouve pratiquement inutile d’accuser per
sonne, et moins que tout je pense à dimi
nuer le génie de Marx et de Lénine qui ont
réagi intellectuellement à une époque où
les forces idéales se tenaient dans l’ombre,
refoulées par l’ascension colossale des forces
phénoménalement matérielles. Le capita
lisme déclinant, les forces idéales repa
raissent, voilà le fait nouveau. Marx qui a
décrit, parce qu’il le voyait, le processus
économique, par lequel le capitalisme pré
parait en la personne des prolétaires ses
propres fossoyeurs, n’a pu décrire le pro
cessus affectif que nous voyons principale
ment centré autour de la famille occiden
tale, par lequel le capitalisme tente de sc
préparer dans les masses petites-bourgeoises,
des sauveurs.
Mais notre tâche est clairement définie à
nous qui venons maintenant d’empêcher ce
sauvetage.
III. — L’ANTI-FASCISME.
Etant donné que le fascisme s’appuie sur
l’attrait de la jouissance d’exaltations col
lectives hostiles aux désirs matériels et
favorables au maintien de l’ordre capita
liste, il s’agit et en France puisque nous y
sommes de travailler systématiquement au
discrédit de cet attrait.
Il s’agit de réduire les exaltations collec
tives à se trouver en harmonie avec les
désirs matériels — supprimer le divorce
chrétien — et à les dresser contre l’argent.
Etant donné que les classes moyennes
sont la force qui fait le fascisme, c’est sur
elles que doit porter l’effort systématique.
Peut-on espérer un résultat?
Quelle que soit la force entretenue par le
capitalisme des instincts de horde et des
instincts contemplatifs — et encore celle
des premiers n’est pas aggravée en France
comme elle l’était en Italie et en Allema
gne — il est indispensable de ne pas sous-
estimer l’essentielle instabilité des produits
de la sublimation, l’incessante osmose des
sentiments et des désirs, en un mot l’es
sentielle ambivalence morale de l’homme.
Les classes moyennes offrent principalement
le spectacle de cette ambivalence, laquelle
tend à se simplifier aux deux pôles de ces
classes par atténuation du fardeau ascéti
que. Le désir représente l’élément mysté
rieux, naturel, impossible à prévoir et à
maîtriser, et livrant au sentiment des assauts
incessants au cours d’une lutte toujours in
certaine.
Çà et là quelques individus nés dans les
classes bourgeoises manifestent de façon
plus ou moins brillante l’échec appréciable
en ce qui les concerne de l’éducation fa
miliale. Le tribut d’hypocrisie qu’il faut
payer à la société pour jouir des avantages
d’une classe n’est pas également consenti
par tous. La violence du désir, la fragilité
morale, en coexistant façonnent les réfrac
taires. Quand j’aurai nommé Baudelaire,
Rimbaud, par exemple, j’avancerai qu’ils
ont été des cas extrêmes et merveilleux,
mais non exceptionnels d’une misère af
fective nettement orientée en pleine bour
geoisie vers la satisfaction matérielle des
désirs, à commencer par l’amour et tour
née avec rage contre les refuges officiels.
Il est extrêmement significatif qu’au cours
de la même période mythique de l’après-
guerre, pendant que s’assemblaient les
troupeaux fascistes, un groupe d’hommes se
soit réuni en France, en vue de systémati
ser la tradition poétique, qui est aussi une