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L’œuf dur 
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à mon intelligence. Je pensais : elle semble n’avoir aucun sens ; cet homme 
a vécu dans le plaisir et sans cupidité ; il souffre un peu et il va mourir. 
Pas d’apparence de punition ; énigme ? Une question se pose assurément, 
mais elle dépasse probablement nos morales. Je pensais à un chapitre 
d’un roman de Henry Bordeaux : Le pays natal, —« L’enseignement d’une 
mort sereine » : Une vieille femme de paysan qui meurt avec bonhomie et 
tranquillité, des phrases heureuses sur les lèvres et deux jeunes gens de la 
bourgeoisie du pays qui recueillent la leçon de sa mort. Sans doute, l’agonie 
de Simon ne contredisait pas formellement le récit de Henry Bordeaux : 
c’était cependant quelque chose de si différent I Le sens des peines et des 
récompenses dans l’au-delà apparaît quelque chose de si délicat aux prunelles 
humaines. Je pensais aussi à l’ancienne aristocratie rurale de chez nous qui 
n’est aujourd’hui qu’un souvenir : c’étaient de braves gens dépensiers qui 
aimaient les filles et la bonne chère, — comme Simon. Qu’auraient-ils fait 
au chevet des pauvres, si honteux de leur misère au moment même de 
mourir ? Je me disais qu’il ne suffisait pas d’une vie de labeur et du respect 
des autorités pour mourir en prononçant des formules édifiantes ; presque 
toutes les existences des vieux de mon pays ont été faites de travail et de 
résignation et ils ont l’angoisse de la mort dont ils parlent souvent en sui 
vant les sillons ; il faut la stature Catholico-Stoïcienne des paysans de 
Montaigne pour la considérer presque dédaigneusement ; je ne sais guère 
au village que mon grand-père, ancien chasseur d’Afrique, par ailleurs 
catholique sincère, mais assez tiède durant sa vie, qui, après avoir demandé 
fréquemment le prêtre et l’avoir toujours vu avec plaisir, ait attendu la mort 
le sourire aux lèvres. — Cette agonie de Simon me donne profondément le 
ton affectif du problème de la mort ; elle m’éloigne aussi bien des beaux 
anges bleus et dorés inlassablement découpés par les bonnes âmes autour des 
cercueils en bois blanc des pauvres, que du grand trou noir et vide obstiné 
ment décrit par quelques vieux athées de village, vestiges agressifs de l’âge 
d’or radical ; elle me donne les moyens de m’évader partiellement des 
images primaires, pour atteindre une atmosphère intellectuelle plus solide ; 
et, en réfléchissant sur elle, je retrouve les deux caractéristiques sentimen 
tales de mes velléités philosophiques : l’amour du fait brutal qui n’entraîne 
l’acceptation d’aucun système d’idées toutes faites et la passion incorrigible 
de la certitude. 
Les jours passaient : l’agonie de Simon se poursuivait ; ma mère était 
triste ; il y a, au village méridional, des maisons qui ont leurs familiers, 
analogie lointaine avec les clientèles romaines ; et les habitants des Ribattes 
sont des amis de toujours. Mon père, apprenant la maladie de Simon, 
nous écrivait dans ce style académique et solennel qui traduit chez lui une 
sensibilité fataliste et mélancolique : « C’est un nouvel effritement du passé ; 
c’est un témoin d’une jeunesse disparue et chérie qui s’en va. » Et il s’en 
allait en effet, à grand train, le pauvre Simon ; il repoussait maintenant 
toute nourriture, éliminant au contraire d’énormes caillots de sang noir. 
Chaque jour on entendait des râles plus rapides et plus menaçants; chaque 
jour les yeux étaient plus vitreux, les paroles plus rares ; et chaque jour 
aussi, le docteur qui montait aux Ribattes, — jeune médecin au visage 
sévère, masque habile de politicien cantonal, paillard à l’extérieur, grave 
et réservé parmi ses concitoyens, — se faisait moins rassurant. Si bien qu’un 
matin, il dit à Victorine avec un geste fatal : « Je crois que si vous aviez des 
affaires à régler... » Et, tandis que Victorine, les yeux humides, pensait aux 
dei’niers sous qu’elle poui’rait extorquer à Simon, le curé, à son tour, fit son 
apparition aux Ribattes. La vision du prêtre fut pour Simon, bon catho 
lique, qui faisait régulièrement ses Pâques, quelque chose d’épouvantable;
	        
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