L’ŒUF DUR
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complètement obscures, est, en réalité, faite de plusieurs couches
de sens qu’on ne peut comprendre sans avoir la grille. Ce fut
pour les juifs le moyen de soustraire leurs secrets à la curiosité
lorsqu’ils durent déposer la Bible entre des mains sacrilèges.
Cette grille découverte, on voit tout le système économique,
érotique, toute la science, toute la chimie d’Israël.
La chute des anges peut aussi se traduire : chute des angles.
La sphère est faite d’un amalgame d’angles. Par les angles, par
les pointes, s’échappe la force. C’est la raison de l’architecture des
pyramides. Chute des angles signifie donc : sphère idéale, dispa
rition de la force divine, apparition du conventionnel,de l’humain.
Toutes ces données n’inspirent pas un poète, mais le stimulent.
Aussi, lorsque vous l’entendrez dire d’un artiste, d’une femme
qu’ils sont angéliques, n’y cherchez pas l’ange de vos images
de première communion.
Désintéressement, égoïsme tendre — pitié, cruauté—souffrance
des contacts, pureté dans la débauche — mélange d’un goût
violent pour les plaisirs de la terre et mépris pour eux — amo
ralité naïve — ne vous y trompez pas : voilà les signes de ce que
nous nommons l’angélisme et que possède tout vrai poète, qu’il
écrive, peigne, sculpte, ou chante. Peu de personnes l’admettent,
car peu de personnes ressentent la poésie.
Jusqu’à nouvel ordre, Arthur Rimbaud reste le type de
l’ange sur terre. Nous sommes quelques-uns à posséder une de ses
photographies. On l’y voit, de face, en veste de collégien,
une petite cravate nouée autour du cou. Le temps a effacé les
traits principaux. Ce qui reste est un visage phosphorescent.
Si on regarde trop ce portrait, si on le retourne, l’éloigne, le rap
proche, il ressemble vite à une sorte de météore, de voie lactée.
Un jour que je parlais de l’angélisme de Verlaine, un critique
éminent éclata de rire et me dit : « On voit bien que vous ne l’avez
pas connu ». Il se rappelait le faune, le cocher russe, l’ivrogne,
rien d’autre. Et pourtant, outre son œuvre, et sa vie, une autre
photographie le dénonce que je possède : Verlaine debout, por
tant un chapeau haut de forme à rebrousse poils, un cache-
nez rejeté sur l’épaule, les yeux étoilés : adorable.
Un autre musicien conseillé, aidé, taquiné par les anges,
Erik Satie, dont on ne peut comprendre par quel miracle il
rentre chaque nuit, à pied, de Montmartre ou de Montparnasse,
jusqu’à son domicile d’Arcueil-Cachan, à moins que les anges
ne le portent, Satie me racontait une véritable salutation angé
lique, dont il fut témoin. C’était à l’auberge du Clou. Mallarmé
venait acheter des escargots. Verlaine buvait à une table.
Ils ne se connaissaient pas. Ils s’abordèrent. Impossible de rendre