3
L’ŒUF DUR
9
le timbre de la voix de Satie et l’expression de sa figure lorsqu’il
raconte cet épisode.
Je ne dresserai pas ici une liste des angéliques. Mais seuls ils
comptent pour moi ; seuls ils me touchent, et si je reconnais
la valeur chez d’autres, ceux-là seuls sont pour moi dignes du
nom de poètes.
Inutile de dire que cet état rend l’individu suspect à tout le
monde. Il sort des cadres, des registres. Il est évadé en quelque
sorte, sans matricule, sans livret militaire. C’est à peine s’il a
droit de vivre. Tout angélique sentira, certains soirs de béatitude,
lorsque, par exemple, le printemps commence dans sa ville,
combien il est parasite, et qu’il contemple ce doux plancher des
vaches sans avoir en poche les papiers qui autorisent toute per
sonne honnête à en jouir.
Cet état mixte, si difficile à comprendre pour le spectateur,
fût-il père ou mère, et à supporter pour le malade, ne va pas
sans scandale ni désastre. Scandale à cause du choc qui résulte
d’un tel état et de la société où il ne trouve aucune place. Désastre
à cause, on dirait, d’une mystérieuse récupération faite par l’au-
delà de ces forces faibles. Tantôt ils se suicident, tantôt ils lan
guissent et s’éteignent, tantôt vous les voyez qui sautent dans
la bataille comme de gais baigneurs dans la mer. L’au-delà
noie les uns et coupe la jambe aux autres. L’hôpital, l’assassinat,
l’opium, l’amour, tout lui est bon pour en finir vite et reprendre
ses enfants perdus. Si le dictionnaire les cite ou le lexique de litté
rature, c’est avec une prudence extrême. Prenez la littéra
ture de M. Lanson, vous y verrez aux dernières pages :
Paul Verlaine, dont il restera quelques petites chansons puériles
et M. Mallarmé d'un intérêt bien mince. De Rimbaud, il n’est
même pas fait mention.
A pararaître dans la Collection des Contemporains, chez Delamain
Boutelleau (librairie Stock).