L’ŒUF DUR
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pour d’autres. Leur dernière complicité noie un petit enfant qui
ne demandait rien, elle chante pour adoucir ses derniers moments.
A genoux dans l’herbe, les fleurs poussent entre ses doigts,
elle choisit la plus verte et boit le calice jusqu’à la lie. Ces gestes
indifférents et leur silence consacrent le nouvel état de choses.
Cette fleur coupée, c’est avoir retiré les soies et les dentelles
de leur petite chambre, elle a emporté sa chemise de nuit. Sur les
ruines acquises de leur tendresse une irritante camaraderie,
pas très propre, profite de leur absence de désir et fait triompher
leur curiosité : c’est là qu’elle voulait en venir.
Il frappe dans leur pauvre amour, met sa force et sa rage à
détruire le point sensible et irritant de leur chair, à atteindre
ce qu’il y eut de plus secret, de plus profond dans leur union dis
jointe, à meurtrir le don qu’ils firent. Le cœur amer, le pauvre
amant, il essaye, en l’étreignant encore, de faire jaillir ce passé
brûlant ; en tordant ses minces poignets il veut faire lever en
elle la révolte : « Quand tu n’étais plus rien dans mes bras,
petite biche tremblante, tu ne t’émouvais que de mes gestes.
Ma fièvre t’importait plus que ton image au fond de mes yeux. »
Mais elle, liane plus souple, le devance et insinue entre la
pierre blanche de la chapelle morte les herbes mauvaises qui
rongeront les murs. Elle déchire les statuettes pétries dans la
chaleur de ses mains. Elle fait revivre jusqu’à frôler son corps
veiné de bleu le désir d’un autre amant, se dissout dans cette
évocation qui la baigne : « Nous ferons, dit-elle, une partie carrée,
vous et votre nouvelle amie, moi avec Gaston. »
Son train passe. « Je suis votre Anne-José qui s’en va ». Il
quitte la gare. Au restaurant de l’hôtel on boit de la musique.
La Tosca, fille de salle, sert les consommations. Au premier
étage, toutes les portes des chambres étaient entr’ouvertes.
Comme il passait, dans chaque chambre une jeune femme quit
tait la chemise de linon mauve du matin pour passer la chemise
de soie crème du soir. Triste, il ne vit là qu’un hasard, il n’alla
pas voir si au second étage toutes les petites filles entrebâil
laient leurs portes pour le voir passer, si au troisième les femmes
de chambre l’observaient entre leurs doigts en cachant leur
visage dans les mains. Sa chambre était seule. Il baisa sa bouche
dans la glace. « Je dînerai dans ma chambre. »