L’ŒUF DUR
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ce dernier sous un monocle à l’allemande. Léonor sourit de nou
veau et montra des dents gâtées ; il était très beau, d’une beauté
d’enfant anglais trop grand pour son âge, mais toutes ses dents
étaient gâtées. Le cardinal saisit le sourire. « Je vois ce qui vous
amuse, dit-il ; c’est mon cardinalat. Vous me semblez intelligent ;
c’est pourquoi, malgré mon grand âge et la distance qui nous
sépare, je vous exposerai les circonstances effroyables qui m’inci
tèrent à entrer dans les ordres. » Il s’arrêta, ravala sa salive
et commença : « J’avais vingt ans et j’étais élève à l’école des
officiers. Très lancé dans le monde, très aimé., j’étais pour ainsi
dire coincé entre un passé déjà orageux et un avenir qu’on me
prédisait très brillant. Ah ! que ne suis-je resté tel ! Mon passé
prenait du terrain et j’en étais très fier, tandis que mon avenir
ne reculait que pour mieux sauter aux cimes, si j’ose dire, des
plus hautes positions, lorsque je fis la connaissance de M lle de
Quatrecinq. Je l’aimai. Elle m’aima également. Huit jours après
elle m’apprit qu’elle allait être mère. Pleurant de bonheur, je
lui promis le mariage. C’est alors que je sus qu’elle était fiancée
et que la date de son mariage coïncidait avec celle présumée
de l’accouchement. Vous devinez la suite. Ce qui devait arriver
arriva. Le jour du mariage, Ulrique (car c’était son nom) ressentit
les premières douleurs de l’enfantement. J’étais garçon d’hon
neur. N’écoutant que mon bon naturel, j’avouai tout. Il y eut un
scandale épouvantable. Je tuai en duel le fiancé et, fleur pourrie
avant d’être éclose, Ulrique mourut en mettant au monde un
enfant idiot. La nuit de ce jour, j’eus une illumination, je recou
vrai la foi et le lendemain me fit prêtre. Aujourd’hui, je suis
cardinal, et personne ne connaît mon étrange destinée. » — « Votre
histoire, dit Léonor, me paraît belle et tragique, en ce sens
qu’elle se rapproche assez de la mienne que je m’en vais vous
conter (son visage semblait éclairé par une flamme intérieure ;
il reprit haleine et parla d’une voix altérée) : Il y avait dans
la Calabre une bande de brigands ; c’était l’effroi des voyageurs
et la terreur des paysans. Lorsqu’ils avaient dévasté les cam
pagnes et détruit les moissons, ils se retiraient dans leur grotte
et le capitaine disait : « Toni, fais-nous la lecture. » Et Toni
saisissait le grand livre noir qui commençait par ces mots : Il
y avait dans la Calabre une bande de brigands... »