Full text: L'oeuf dur (6)

L’ŒUF DUR 
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GEORGES DUVAU 
Rencontre d’Yvonne 
Dimanche, 14 août. 
L’après-midi, Jean quitta les plateaux crayeux pour des 
cendre dans la vallée et gagner Saint-Michel dont c’était ce 
jour-là l’assemblée : il était joyeux ; dans le vent léger qui 
amollissait cette journée d’août et caressait sa lavallière noire, 
il trouvait une délicatesse bouffonne, et, dans le paysage, la 
trace directe d’une Providence, tant est rapide la pente qui nous 
mène au finalisme, lors des heures de gaieté sobre et facile. 
Saint-Michel, village de vingt feux dressés autour d’un ruisseau, 
est bâti sur une bande de terre assez fertile; ses potagers évoquent 
la table abondante et variée d’un paysan débonnaire, et cela 
étonne dans un pays sec et montagneux où le travail prend 
l’aspect de quelque chose de difficile, comme une gravure à la 
fois légère et plantureuse du dix-huitième siècle rencontrée au 
milieu d’une œuvre réaliste et âprement fruste. 
Jean s’approcha du bal en souriant, serra des mains ten 
dues ; et, accoudé à un mur, il offrit son regard à la fête popu 
laire : son sourire s’effaça, lentement, durement. Les jeunes 
hommes étaient laids et la plupart des filles, courtes, grosses, 
trop bien vêtues, étaient laides. Des phrases rugueuses et inter 
minables, des roulis d’épaules et des mains mollement tendues 
disaient de longs désirs. Jean ne s’indignait pas de cela : il savait 
que la terre enlaidit et la bête qui a peiné a droit à ses plaisirs. 
Mais il y avait autour de ces anxiétés charnelles et sentimentales 
des galanteries d’asphalte qui sonnaient faux, dans les danseurs 
un tel parti-pris inconsciemment affirmé de ruiner toute tradition 
gracieuse, que Jean, aussi hostile qu’il ait été à toute conven 
tion, se trouvait obligé de souffrir. Une pensée, — une longue 
pensée qui s’infiltrait profondément dans sa vie spirituelle de 
ce soir là, multipliait sa tristesse. Il se disait : Je m’obstine à 
vouloir voir les choses et Jes êtres à travers le prisme de mes dix ans, 
— de cet âge où tout ce qui touche à la terre renferme des trésors 
de bonhomie et de grandeur simple. D’un autre côté, dans mon 
état-d’âme actuel d’individu qui écris des livres, je dois convenir 
que je suis témoin d’une scène type, par conséquent d’une scène 
belle. Jean regardait les jeunes hommes : ils dansaient en manches 
de chemise ; ils avaient des cigarettes sur les lèvres devant leurs 
cavalières ; et ils proposaient avec des clignements d’yeux : « La
	        
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