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L’ŒUF DUR
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MAURICE DAVID
Le Cycle de Pierre
Ariane sans Barbe-Bleue
« Je n’ai jamais vu Ariane
« avec Barbe-Bleue, mais
« je préfère la rencontrer
c seule »
Comme Pierre dépassait le seul immeuble nouveau de la rue,
il l’entendit jouer la « Habanera » sur l’air de laquelle il avait
dansé à Saint-Jean-de-Luz les tangos avec Simone. Il oublia
les revues qui l’attiraient plus loin, mais son corps obéissait
encore aux décisions antérieures. Et des deux Pierre qui rou
laient, l’un sur les pavés de la chaussée, en avant, l’autre en
arrière sur les notes de la musique, la séparation devint si dan
gereusement accentuée que tous deux s’arrêtèrent, mais au
dernier moment utile pour ne s’être pas déjà perdus.
Le corps présent manquait d’intérêt. L’âme seule possédait
une valeur, elle qui était née des corps oubliés. Pierre s’interro
gea : — Est-ce que vraiment j’entends cette « Habanera »
ou ne sont-ce point plutôt des accords qu’un souvenir plaque
en moi ?
Les résonances lui venaient si ténues qu’elles pouvaient
n’avoir hors lui aucune réalité.
Indécision.
Pourtant, le raisonnement fut vite bâti.
— Si c’est un saut dans le passé, comme je ne vois plus Simone,
j’éprouverai quelque mal. Si c’est un piano inconnu, que ne
pas attendre de l’inconnu ?
Pierre se trouvait peu d’humeur pour la douleur. Puis ù
féminisa l’inconnu et songea que l’inconnue pouvait tout attendre
de lui.
— J’aime mieux que ma mémoire ne soit pas cause, conclut-il,
et pour mieux s’approuver, il caressa des pieds sa route à re
brousse-poil.
Les sons prirent de la force. Pas assez. Pierre, maintenant,
était avide d’entendre de près. Il rejoignit l’immeuble. Encore
pour être plus sûr des présences, il pénétra dans la maison,
monta trois étages, et de nouveau se jugea indécis. Quoiqu’il