L’ŒUF DUR
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tentât sans doute, il allait tuer la réalité de la musique, et ce
meurtre lui paraissait indésirable. Il ne se savait pas tant de
pitié pour soi. Il voulait n’avoir ni à sonner, ni à partir ; il
voulait même voir les mains au piano.
A ce moment, une dame peu jeune, mais de race, ouvrit la
porte, n’aperçut point Pierre collé au mur contre son ombre
comme dans un roman, et s’en alla, rapide, sans bien fermer
le vantail poussé.
Dans le miroir au-dessus du piano, Pierre se vit avancer
lui-même vers le visage de la jeune fille. Elle, sans cesser de
jouer, le regardait.
Elle lui dit :
— Ma mère vient de sortir, et moi je vous attendais.
Il demanda :
— Vous vous appelez Ariane ?
; Elle acquiesça :
— Oui, et depuis que Monsieur Racine m’a adressé les vers
si doux :
Ariane, ma sœur, de quel amour blessée
Vous mourûtes aux bords où vous fûtes laissée,
je ne puis supporter le silence par peur d’y mourir de je ne sais
quel amour.
Pierre reprit :
— Mais maintenant que nous sommes ensemble, ni pour
vous, ni pour moi, vous n’avez besoin de cette « Habanera » ?
Elle tourna subitement son tabouret avec elle.
— Pourquoi dites-vous cela ; je joue donc mal — pleura-
t-elle — ou bien n’aimez-vous par l’art pour l’art ?
— Oh 1 oh 1 — s’étonna Pierre — vous savez ce qu’est le
Pancalisme ?
Elle se fâcha.
— Mais je ne suis pas une ignorante, et je connais même
comme vous les poèmes de Monsieur Valéry. Ecoutez ces quatre
vers ; je ne m’occupe pas de ceux qui précèdent :
Serrent un nœud ensanglanté
Et «'embrassant dans l’ombre impure
Ils jouissent de la torture
De leur double stérilité.
— Vous confondez, Ariane, vous confondez. Vous venez de
citer 1’ « Ode sur les Malheurs de la Révolution », de Monsieur
de Chateaubriand. Pourtant, je ne vous en veux pas, ni à moi.
Et il lui baisa la bouche amoureusement.
Elle, avec abandon, se dégagea :