L’ŒUF DUR
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ROBERT HONNERT
Anna et les autres
Anna se promenait au bord de la Loire, entre Luynes et Saint-
Cyr : — « J’aspire la vertu pacifiante de la Touraine, dit-elle ;
je me sens aujourd’hui presque sage, ma mère avouerait sa fille.
J’ai passé devant la Béchellerie. Je n’ai pas vu Anatole France :
il écrit les souvenirs de Pierre au biberon. » Elle s’assit sur un
talus et soupira : — « Quel malheur d’être intelligente et spiri
tuelle. » Un paysan, poussant ses vaches, passait. Elle cria :
— « A quelle heure le tramway de Tours. »
L’homme s’égara dans decopieusesexplicationsqu’elle n’écouta
pas. Elle se leva légèrement, descendit jusqu’à la berge dessé
chée du fleuve et s’étendit sur le sable brûlant.
— « Que de plaisirs il faudrait refuser pour ne pas gâter des
robes. Mais maintenant, je suis raisonnable: je ne raisonne plus.
O soleil, cria-t-elle, si Edmond m’entendait te parler, il me
prédirait le cabanon, mais je m’en moque. Soleil, je ne suis point
un bas bleu lyrique ; j’ignore les images et je ne comprends rien
à la poésie. Mais que tu me cuis bien ! Les yeux fermés, immobile,
je t’entends pénétrer dans mes veines. » Elle se leva brusquement.
— « Tu as déjà lu ça, ma fille. »
Elle arracha un roseau et lui dit : — « J’aime Marcel et je vais
le retrouver. »
Anna remonta sur la route et marcha vite, en disant à chaque
pas : Mar-cel, Mar-cel.
Elle regarda sa glace et murmura : — « Yeux cernés, cernés.
Je me demande si je suis sensuelle. Si je ne le suis pas, ce n’est
pas ma faute. J’ai fait ce que j’ai pu. »
Elle releva la tête. Les tours de Saint-Gatien s’élevaient
dans la lumière. — « Je n’ai tout de. même pas eu besoin d’in
venter Dieu, dit-elle en croquant un bonbon. Mais je suis lasse ;
la tête me pèse et la promenade m’a ennuyée. Les vaches l’ont
vu ; elles m’ont regardée avec pitié. »
Elle chanta : « C’est l’amour ». Puis elle lança d’une voix sourde
à un prêtre qui marchait posément de l’autre côté de la route :
— « Oui, mon vieux, l’amour. »