L’ŒUF DUR
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MAURICE DAVID
Portrait de Suzanne
Suzanne quitte à peine le train qu’elle connait déjà la ville
et veut m’emmener dans la campagne. Ou bien : Suzanne
me crie au téléphone qu’elle veut, pour être presque incestueuse,
se marier avec mon cousin.
Voilà ce que Suzanne veut que j’écrive d’elle.
La vérité est tout autre. Elle n’a jamais su distinguer les
traités de morale des recueils de devinettes et croit sincèrement
que le comble de la sensibilité est de se trouver mal quand trop
de semelles battent le pavé aux anniversaires nationaux. En
somme elle n’a pas le moindre sens moral et j’ai relevé dans son
journal privé, ces trois lignes :
« André Gide ? n’a de démoniaque que son impuissance.
Sent la vieille fille, le renfermé. Je me moque de sa vie privée,
mais vraiment ses livres n’ont pas assez de femmes. »
Comme je lui demandais de m’expliquer son appréciation,
elle a mis sa main sur ma bouche,et, en riant :
—Parlez donc plus haut, je ne vous entends pas 1
Elle a la chair jeune, dure, peu exigeante, mais jamais lasse.
Elle arrive, demande un peu de thé, me raconte ses travaux,
sa route, puis s’empare de trois ou quatre livres en ayant soin
d’avertir
— Tu sais ? quand tu voudras...
Elle a beaucoup de camarades, Elle aime a discuter et qu’on
ne soit pas du même avis qu’elle. Avec moi elle est plus simple.
Je lui rappelle la vie de ce copain à moi qui tua successivement
tous les parents de son amie parce que le noir seul allait aux
cheveux qu’elle portait blonds. Elle court au miroir
— Moi aussi, le noir m’irait bien ; et mieux même car je
suis plus grande.
Et pour me rassurer
— Mais toi, tu n’as pas le temps.
Très chaude et très souple, elle se trouve belle et jolie. Elle
s’offre de temps en temps avec insistance, par esthétique,
mais sans se départir d’une orgueilleuse soumission. Elle aime
l’air, le soleil et le sel qu’une mer ventée met à la bouche.
Elle travaille huit heures par jour à des traductions d’ouvrages
de sciences, qu’elle entreprend et mène à bien, toute seule,