4 MARS 1949
RÉDACTION MICHEL TAPIÉ
RENÉ DROUIN ÉDITEUR
I7, PLACE VENDOME - OPÉ 94-00
50 ANS
D E
PLAISIRS
par MICHEL TAPIÉ
« Trop peu d’expositions battent pavillon noir
pour que nous laissions passer celle-ci ». Je ne sa
vais pas si bien dire en écrivant à propos de Picabia
cette phrase il y a quelques années dans un compte
rendu d’exposition. — Il se trouve aussi que Don
Francisco Martinez de Picabia délia Torre n’est
rien moins que le propre arrière petit-fils d’un
Corsaire du roi d’Espagne en mer des Caraïbes. Je
ne pense pas que ce soit inutile de le signaler. Je re
grette seulement de n’avoir pas reçu à temps un
cliché d’un portrait de famille de cet ancêtre auquel
Francis Picabia ressemble paraît-il. beaucoup, ce
qui n’a rien pour m’étonner. Non moins intéressant
ce grand-père de l’auteur de la « Fille née sans
Mère » qui a suffisamment construit de lignes de
chemins de fer en Espagne pour avoir sa statue sur
FRANCIS EN I885
les quais du port de la Corrogne. Son père quitta
définitivement Cuba, où s’était fixée la famille, pour
épouser une proche cousine du professeur Charcot.
Je dirai plus loin en quelles cocasses circonstances
le fils faillit retourner à Cuba.
Nul que cet autre coureur de risques à sa manière
qu’est René Drouin n’était mieux fait pour se lancer
dans une rétrospective Picabia : car il est tout à fait
excitant de constater que le fait de présenter l’en
semble de l’œuvre d’un homme de soixante-dix ans
LE DOUBLE MONDE ( 1919).
Jumelles
pour y eu y lutni îl es
par
ANDRE
La belle vie a regardé, regarde et regardera par
les fenêtres que Picabia a ouvertes si souvent à
l’improviste, mais alors à une sorte d’improviste
royal, lui tout seul, si alerte que d’un ins
tant à l’autre on serait bien en peine de dire à
quel étage il est de la maison. De la maison qui
tourne pour recevoir toujours de face le soleil. La
jeunesse de ce siècle aura coïncidé avec les fêtes
que Picabia lui donnait et dont la seule règle fut
de tendre à les rompre dans toutes les directions
les cordes du possible, de se refuser à tout au
tre chose qu’à provoquer l’interrogation inépuisa
ble du sphinx et de se maintenir en posture de le
deviner. Durant des années chaque nouvelle œu
vre de lui fut un défi somptueux au déjà ressenti,
au prévu, au permis, une merveille d’irrévérence,
une quête toujours heureuse de ce qui peut faire
fusée dans l’inconnu. Où tous les autres — Du-
champ à part, avec qui il a longtemps partie liée —
peinent bien en vain pour se désengluer des con
traintes physiques et morales de ce monde (les
aspects extérieurs, le goût, la respectabilité) à
BRETON
mainte reprise et comme en se jouant il parvient
à l’émancipation parfaite. Rien de moins assujetti
à la pesanteur que ces structures de haut luxe que
Picabia a promues tant de fois à l’existence, aussi
bien dans la discontinuité si excitante de sa pein
ture d’époque orphique, dada ou autre que dans
P « enlevé » sans précédent de sa poésie ou dans
les rebondissements d’un film comme « Entr’acte »
pour la part majeure qu’il y a prise. Picabia de
meure le maître de la surprise, de cette surprise
qu’Apollinaire tint pour le « grand ressort nou
veau ». La surprise commande, en effet, toute la
notion du « moderne » au seul sens acceptable de
préhension, de happement du futur dans le présent.
C’est la sonnerie bouleversante de « l’Horloge de
demain » dont Apollinaire a tracé l’arabesque en
couleurs dans un numéro de « 391 ». Et je tiens
d’Apollinaire que le pouvoir de surprise, grâce au
quel il s’est le mieux dépassé, il estimait en être
redevable à Picabia, le premier à avoir mis ce mo
teur en marche.
J’espère que le temps est venu enfin de lui rendre
justice et, pour commencer, de cesser de lui im
puter à grief ce qui l’ancre dans la corrida, où le
goût de l’agressivité compose avec la faiblesse pour
les hauts peignes. On comprend dans le recul
—- et aussi pour avoir touché les Antilles espagno
les avec lesquelles il a originairement à faire —
que le bruit de volière, voire le vif-argent de dis
pute jaillissant là-bas des galeries intérieures à
l’image de son activité polémique sont constitutifs
de sa personnalité en ce qu’elle a d’unique et qu’ils
ont en quelque mesure permis ce qui aura été chez
lui « chanson de la plus haute tour ». Rien de mé
diéval, à coup sûr : plutôt ces belles architectures
aériennes de puits de pétrole au sommet desquelles
il me semble que telles de ses créations inoublia
bles (Procession à Séville, Je revois en souvenir
ma chère Udnie, Très rare tableau sur la terre, La
Nuit espagnole) sans fin s’allument, s’éteignent, se
rallument à un rythme poignant qui est celui de
notre cœur.
passés qui fut célèbre à vingt ans, constitue encore
et bel et bien une aventure : « Je préfère un fau
teuil au Casino de Paris à un fauteuil à l’Acadé
mie », écrivait-il déjà en 1922. Et cet amoureux de
la vie pour qui « les chefs-d’œuvre ne sont que des
documents » et dont « mes tableaux sont les ombres
de mes aventures » illustre mieux que quiconque
le bouleversant témoignage de l’Œuvre Complète,
car pour lui « la seule joie est celle de vivre : mes
projets de continuer à vivre ».
Et quelle vie, en effet !
FRANCIS PICABIA EN 1949
Né à deux pas de cette place Vendôme où nous le
retrouvons aujourd’hui, il commence à inquiéter
son opulente et aristocratique famille en montrant
plus de goût et de dons qu’il n’est permis à l’âge où
l’on ne pense qu’à s’amuser — mais personne ne
pense un instant que justement il s’amuse, et folle
ment, sauf peut-être son père qui a encore suffisam
ment de sang corsaire dans les veines pour ne pas
manquer d’humour à l’occasion. Le jeune Francis
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