ÇA IRA !
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de l’évolution continue et volontaire
d’une sensibilité ; et particulièrement
m'attire la façon dont elle se manifestait ;
je veux dire l’émotion.
*
* *
Deux causes, l’une comprise dans son
caractère, l’autre née de son contact
avec la société, favorisent et rendent
inévitable, l’orientation curieuse de
l’émotion stendhalienne. A son entrée
dans la vie il s’aperçoit rapidement que
l’expression sincère et ardente de ce
qu’il ressent ne peut que lui nuire dans
les salons de Paris. Sa spontanéité pas
sionnée choque et la violence de ses
impressions, dès qu'il s’y abandonne, lui
rendent impossible leur traduction et le
laissent inférieur à lui-même : être infé
rieur à soi-même le désespère. Il en
résulte que les succès d’amour-propre,
auxquels il accorde quelque importance,
lui manquent. Il apprend que sa fougue
et sa sincérité d’émotion le perdent et
il s'applique, dès lors, à s’entourer de
toute la froideur désirable. Sous un
masque de désinvolture il se met à jouer
l’homme d’esprit. Cela lui réussit à
merveille et il acquiert peu à peu la
réputation de causeur brillant, mais
détaché, ironique, glacé, à laquelle il
aspire.
Si d’ailleurs, Stendhal songe à plaire
dans les salons, ce n’est pas seulement
par amour-propre mais encore et en
grande partie pour y obtenir, par le
contact avec des personnalités étran
gères ou adversaires, la maîtrise de
soi-même et la méthode pour se diriger.
N’a-t-il pas écrit quelque part : “On
peut tout acquérir dans la solitude,
hormis du caractère". Mal satisfait de
la fermeté du sien, c’est là qu’il cherche
de quoi se fortifier par d’incessantes
expériences.
Enfin, ii y trou ve aussi des anecdotes
de psychologie sentimentale, d’aven
tures et stratégies amoureuses, tous
documents précieux pour “l’observateur
du cœur humain“. il les observe en
action, ouïes reçoit de premières mains,
et son esprit s’en empare pour nous en
restituer l’essence en des romans.
La seconde cause de son parti-pris de
froideur superficielle est toute particu
lière : l’exagération lui était insuppor
table. En montrer devant lui suffisait
pour être irrémédiablement jugé, et fort
mal. Ce qui l'indisposait chez les autres,
en lui-même l’obsédait. Il se fesait une
règle d’éviter à tout prix jusqu’à l’appa
rence de rhétorique ou de déclamation.
Dans ses romans comme dans sa
conversation, dans sa correspondance
aussi, la constante préoccupation de
Stendhal d’âge mûr fût de rester précis,
net, et s’il faillait choisir, de préférer la
sécheresse à l’outrance.
Craint-il, dans l'entraînante douceur
du souvenir, d’aligner quelques phrases
où le lecteur pourrait trouver un sem
blant de “littérature'' ou la moindre
amplification des faits, Stendhal s’inter
rompt. Au risque de perdre le fil des
idées, il ne reprend la plume que dûment
calmé par l’intervalle. Il écrit, à la fin
de “Henri Brulard" et après s’être
permis quelques mots au sujet des jours
les plus heureux de sa jeunesse : “je
quitte mon papier, j’erre dans ma
chambre et je reviens à écrire. J'aime
mieux manquer quelque trait vrai que
de tomber dans l’exécrable défaut de
faire dé la déclamation, comme c’est
l’usaqe.