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LE GÉNIE SANS MIROIR
l’intégralité de leurs sens. Quoi de plus touchant que cet amoureux qui,
dans sa folie, représente un androgyne lunatique interrogeant un cœur
percé de deux yeux larmoyants. Quel érotisme plus aigu que la nudité
de cette femme entrevue à peine par la fente d’un ample manteau.
Qu’on me cite une image mystique supérieure à celle de ce Christ, qui
brise sa croix comme un fétu de paille, à ce souterrain qui s’enfonce
vers la sortie. Ouvrez les yeux, je vous en prie, sur les paysages vierges!
Acceptez comme un postulat le principe de la liberté absolue et recon
naissez, avec, moi, que le monde où vivent les fous n’a pas d’équivalent
à notre époque.
Des complaisances horribles nous permettent de vivre chaque jour
avec ces hommes dont l’haleine sent le vide. Nous invoquons le nom
de Dieu avec autant de facilité que celui d’un concierge. Il en est temps
encore. Dieu est à la porte avec ses clefs de nuages, derrière sa loge
monte l’escalier inconnu. Les sceptiques ne pénètrent pas même dans le
couloir. Ils tirent la sonnette et font des blagues au chat. Nous sommes
encore devant cet écriteau : « Parlez à Dieu », les pieds enracinés,
nous semble-t-il. De temps à autre, des cambrioleurs passent en souriant.
Ils sont plus jolis, plus tendres, plus aimables que des femmes. Quel
ques-uns sont masqués, tantôt ils passent quand le concierge Dieu a le
dos tourné, tantôt ils livrent de mémorables batailles contre lui et leur
image reflétée dans ses yeux; quand ils ont terrassé leur redoutable
adversaire, ils disparaissent par l’escalier aux marches irrégulières et
nous écoutons longtemps le bruit de leurs pas.
Resterons-nous dans ce couloir?
Hommes de foi, je vous en conjure, en avant! notre cœur ne bat
plus à l’unisson des peuplades qui nous entourent, les splendeurs mo
dernes, nous les connaissons jusqu’à en vomir; il se fait tard, les rues
sont peuplées de gendarmes et de sergents de ville, nous n’avons pas
sonné en vain, le concierge Dieu a ouvert la porte. Montons chez nous!
Paul Eluard.