LE DOUANIER ROUSSEAU
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fait spécialement pour vous et que vous y goûtiez une saveur que les
autres n’apprécieront pas.
C’est que ce peintre est avant tout un homme, et simplement un
homme.
Quelle étonnante preuve il nous a laissée de son manque total de
prétentions artistiques dans l’admirable lettre qu’il écrivait à
Mlle Eugénie-Léonie V..., quelque temps avant sa mort, lettre qui a pour
moi le charme de ses meilleurs tableaux :
A Madame Eugénie-Léonie V...
Samedi soir, 19 août 1910.
Ma Léonie bien-aimée,
A toi toutes mes pensées.
Avant de me coucher, je tiens à te dire deux mots au sujet de cette réflexion
que tu m’as faite à Vincennes lorsque nous étions sur le banc, attendant le tramway.
Tu m’as dit que si je ne te servais à rien, je te servais tout au moins de Bouffon.
A qui la faute, si je ne te sers à rien, au point de vue de la cohabitation? Crois-tu
donc que je ne souffre pas? Crois-tu donc que je ne serais pas heureux d’éprouver
plus souvent des sensations d’amour que l’on ressent lorsque deux êtres s’aiment
comme nous nous aimons tous deux? sensations naturelles, et la femme comme
l’homme ne doivent pas s’en interdire le droit puisque la nature nous a fait ainsi,
nous a créés l’un pour l’autre. Le Christ disait : « Tout arbre ou tout être qui
ne produit pas n’est pas utile ».
Donc, nous devons procréer, mais à nos âges, nous n’avons pas cela à craindre.
Oui, tu me fais bien souffrir, car, heureusement, je me sens encore. Unissons-nous,
et tu verras si je suis incapable de te servir.
De ton côté, sois moins froide avec moi, ne me crève pas le cœur lorsque je vais
pour te caresser, en étant maussade et en ne répondant à mes avances qu’avec
regrets et plaintes. Et pourquoi agir ainsi avec moi, puisque nous nous aimons. Il
est vrai que ce n’est pas que pour cela, à nos âges, que l’on se marie, mais enfin,
l’un et l’autre, nous n’avons pas dit notre dernier mot. Et pourquoi, depuis quelque