■
236 ANDRÉ SALMON
—
3 :
les stucs fendus d’une parfumerie saccagée naguère, après le raid du
Raltikum, feignait de liquider des stocks du général Allen.
Lionel perdait jusqu’au souvenir d’aucune nuit passée dans le lit de
cuivre du Palace avant de se rendre à Moabit. Son bain pris, habillé
d’un drap chiné dont s’enchantait le Prince Abezaroff, Lionel s’était
enquis du moyen le plus prompt d’atteindre avant la nuit le quartier des
Misérables. Le Prince possédait à fond la topographie de Berlin et n’ad
mettait pas que le Français pût user autrement que de l’auto.
— A Paris, dit-il en s’asseyant après avoir très correctement achevé
son service de domestique, vous appelez : Chauffeur ! Ici, de tout temps,
je veux donc dire depuis qu’il existe des automobiles et que les Prussiens
en possèdent l’usage, on a crié : Auto ! et l’auto d’accourir, ce qui ne se
produit pas toujours à Paris lorsque l’on crie : Chauffeur! Monsieur
le remarquera, c’est vraiment l’auto qui semble obéir, bien mieux que le
makiniste. No! n’est-ce pas que c’est frappant, cette différence?
Et le Prince, par ailleurs, économe de gestes, se donnait de grands
coups sur le thorax.
— Les peuples se révèlent tout entiers par de si petites choses. Qui
sait si le secret de la Guerre, et j’appelle Guerre les hostilités et tout ce
qui s’en est suivi — je dis la Guerre comme on dirait le Siècle, avec le
grand G et le grand S, c’est égal ! — est-ce que le secret n’est pas dans
cette différence? L’un commande à l’homme et l’autre à la machine.
Appelez : Taxi ! à Paris, parions qu’il n’arrivera rien du tout ; de même
ici si Monsieur hêle : Chauffeur! Tout au plus une canaille de la Police
verte pour vous demander ce que vous a fait ce makiniste. Nous autres,
à Pétrograde, ou plutôt à Saint-Pétersbourg où je servais à la suite des
Cuirassiers bleus de l’Impératrice, le régiment de Gatchina, quand nous
disions : Izvotchik! et plus souvent, par élégance paresseuse : Izvo! nous
confondions l’homme et le véhicule, et aussi un peu le cheval, je pense,
car nous n’avions du tout d’automobiles... Est-ce pour cela que nous