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PICASSO
La vie d’un tableau est indépendante de celle qu’il imite. Un chef-
d’œuvre comme le portrait de Mme Rivière, par exemple, résulte du
mariage des deux forces.
Nous pouvons dès lors admettre un arrangement de lignes vivantes et
ce qui motive ces lignes cessant de jouer le premier rôle pour ne devenir
que leur prétexte. De ce stade à concevoir la disparition du prétexte il
ne reste qu’un pas à franchir. La fin devenue moyen, voilà le coup
d’audace, le plus vif de l’histoire de la peinture, auquel nous assistâmes
en 1912. Enlever l’échafaudage autour d’une bouteille ou d’une dame
peintes était la haute pudeur d’un artiste. Picasso pousse la pudeur jus
qu’à considérer dame ou bouteille comme l’échafaudage qui lui permit
sa construction. Il les fait disparaître à leur tour.
Que reste-t-il? Un tableau. Ce tableau n’est plus rien d’autre qu’un
tableau. Et ce qui fera la différence entre ce tableau et l’arrangement
décoratif qu’il menace d’être et que la mauvaise grâce y trouve, c’est jus
tement cette vie propre des formes qui le composent.
Un jour Picasso voulut peindre un paravent et chercha pour les
feuilles une simple garniture d’arabesques. Il y renonça; le paravent
vivait.
Il est donc, contrairement à ce que le public imagine, beaucoup moins
facile de duper les yeux avec un tableau illisible qu’avec un tableau
représentatif, car ce dernier, s’il est mort en soi, peut tenir de son modèle
une apparence de vie, tandis qu’une œuvre close de Picasso ne doit sa
vie à aucun artifice.
Un mauvais peintre couvre un rideau de théâtre. Il ne le lève sur
rien. Un vrai peintre, à mesure qu’il couvre sa toile, la lève sur un théâtre
où l’œil et l’esprit s’enfoncent.
Le théâtre de Picasso n’est pas un théâtre populaire. Un jour ou
l’autre les théâtres les plus fermés ouvrent leurs portes; je n’imagine pas