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PICASSO
comme des corps amoureux. Pendant cette métamorphose, ils ne perdent
rien de leur puissance objective. Lorsque Picasso change l’ordre naturel
des chiffres, il arrive toujours au même total.
A peine possède-t-il ce charme qu’il en use. Sur quoi l’expérimentera-
t-il ? On imagine Midas après que Bacchus lui a conféré le pouvoir
de changer en or ce qu’il touche. Un arbre, une colonne, une statue le
rendent timide. Il n’ose pas. Il hésite; il touche un fruit.
Picasso s’essaie d’abord sur ce qui se trouve à portée de sa main.
Un journal, un verre, une bouteille d’Anis del Mono, une toile cirée,
un papier à fleur, une pipe, un paquet de tabac, une carte à jouer, une
guitare, la couverture d’une romance : Ma Paloma.
Lui et Georges Braque, son compagnon de miracle, débauchent
d’humbles objets. S’éloignent-ils de l’atelier? On retrouve sur la butte
Montmartre les modèles qui furent l’origine de leurs harmonies : cra
vates toutes faites chez des mercières, faux marbres et faux bois des
zincs, réclames d’absinthe et de bass, suie et papiers des immeubles en
démolition, craie des marelles, enseignes des bureaux de tabac où sont
naïvement peintes deux pipes Gambier, retenues par un ruban bleu
de ciel. • î
D’abord les tableaux, souvent ovales, sont des camaïeus beiges d’une
grâce abstraite. Après, les toiles s’humanisent et les natures mortes com
mencent à vivre de cette étrange vie qui n’est autre que la vie même du
peintre. Les raisins de l’art ne pipent plus les oiseaux. L’esprit seul
reconnaît l’esprit. Le trompe-l’esprit existe. Le trompe-l’œil est mort.
a
Il faut voir le moment où le wattman malaguène nuance une mala-
guena avec son tramway plein de voyageurs étonnés! Alors c’est
incroyable. Soit qu’il dessine, sans que la plume lâche la page, d’un