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L'ŒIL COUCHANT
doit se nourrir de la substance des autres et qu’on acquiert ce teint
laiteux et ce parfum de rose après avoir sucé leur lymphe. Cela aussi
est aimer. Mais vivre et, dans sa cave, compter son or, dans le silence
dur comme du verre et transparent comme la nuit! Cela vaut pour la
défense de ce plaisir d’épanouir la splendeur de la lame bigle qui
entre dans le flanc.
Il y a encore la jeune-folle-du-monde, qui saute sur les tables, met
du gin dans les vases de fleurs, tire la langue aux vieilles dames, va
à la messe, attache des horloges à la queue des chiens, aime ses amis,
a dans le cœur un œil de caméléon, et la peau vêtue de peau de soie,
et toujours quelque gant de précaution pour se préserver des cir
constances ; elle fait le bruit de la chanson, mais va chanter avec les
chanteurs, les beaux chanteurs à voix décorée. Et si vous glissez le
couteau entre son aspect et la chair réelle, vous voyez que celle-ci est
d’une souple femelle qui un jour se roulera sur le poil des panthères
et des zibelines, se nommera Aspasie ou Cléopâtre, ou frappera le chant
de la mer d’un impôt poétique pour la punir d’obéir à tant de petits poètes.
Et derrière tout cela, continue le contrôleur des douanes, il y a les
suivants, qui ne sont que des suivantes : la jeune Anisette, quelques
chattes, le Pet-de-loup, le Cloporte, la Femme-du-Commandant, l’Hys-
tero-mystère et l’Opale-opaque. Je les ai vus tous dans la même chambre,
apprenant et répétant le Cantique de la destruction et dansant d’une
jambe sur l’autre la danse des cendres et des vents de l’éparpillement.
Et qu’ont-ils fait d’autre cependant que d’agir non suivant l’expression
de leur masque, mais suivant l’appétit vénérien de leur véritable nature
de femelle? Chacun mangeait la main de l’autre ou lui tranchait lés
oreilles et criait par la fenêtre : « C’est moi le grand Docteur et la
belle Asphodèle! »
Le Contrôleur des douanes parle si bien que la vieille prostituée de
quatre-vingt-dix ans verse des larmes parfumées à l’opium, à l’héliotrope