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FAITES VOS JEUX
Le jour du départ je ne me doutais pas que ce qui venait de se passer
allait à tel point faire dévier l’aiguille sur le cadran de ma raison. Insou
cieux, les arbres coupaient des tranches de lumière dans le compartiment
de première de ma lumière; je regardais, je regardais, je regardais.
Bouche du désir ouvert, oreilles du désir ouvert, doigts du désir ouvert,
poumons du désir ouvert, je regardais avec toute la puissance du corps
la puissance croissante du désir. Je regardais quelque chose qui n’était
ni précis ni présent. Je regardais. Ceci fut le début du malentendu, car
ce désir était trop grand pour les proportions de ma vie. De loin, Mania,
sensible à l’attraction de l’aimant impétueux, laissa filtrer ses senti
ments par le filet et s’y accrocha elle-même sans que je sache; elle mit
toute sa mémoire à la boutonnière et au sourire alléchant de mon désir.
N’importe qui aurait aperçu l’appât, la grossière imitation de la réalité,
l’exagération voulue par un été si chaud que le cœur qui souffrait avait
l’odeur de fleur soufrée : le mirage.
Mania bénéficiait de l’excuse de sa maladie.
Le souffle du sifflet matinal était absorbé par le feuillage dense et
n’arrivait pas jusqu’à notre maison. Ma ligne de vie était embranchée
sur celle de l’usine, rythmée, régulière, prévoyante. Les accents des
cadences mécaniques rendaient plus lisse et ondoyante la courbe du
hasard des promenades. Et les désirs, petits maintenant et sans préten
tion, s’augmentaient du prix de leur rareté. De temps à autre, des pas
sions de deux jours m’enchaînaient à la lecture d’un livre.
Le reste était sans importance : les hurlements des chiens fondus
dans le noir, quand, la nuit, j’écartais le rideau de la fenêtre — les
chants industrieux des oiseaux qui balançaient le hamac et l’après-midi
— le fusil du gardien — le village et sa curiosité respectueuse — son
institutrice, son prêtre — la vie tourbillonnante de l’usine, enchevêtrée
d’histoires conjugales, parsemée d’accidents de travail.
A l’arrivée de T. B. et de Mania, un silence de gêne mit sur ma
famille la solennité des maladies et des grands jours. Sur l’insistance